Et les hommes inventèrent l'esclavage

Quand, comment, pourquoi des sociétés ont-elles utilisé des esclaves et sont-elles devenues esclavagistes ? Panorama des hypothèses…

La question des origines de l’esclavage – entendu comme l’utilisation d’hommes qui, considérés comme des « autres » et possédés par leurs maîtres, voient leur humanité être mise en sursis – n’est pas nouvelle. Elle a d’abord suscité de nombreux mythes. Certains servirent à le justifier, comme la fameuse malédiction de Cham*, destinée à légitimer l’esclavage des Africains à partir de l’interprétation pour le moins abusive d’un passage de la Genèse. Il en alla parfois de même de la légende selon laquelle l’esclavage serait apparu au moment où les hommes auraient décidé d’asservir leurs prisonniers au lieu de les dévorer, l’associant ainsi à la fin du cannibalisme.

En fait, une chose est sûre : il y a bien eu « invention ». En ce sens que personne ne crut, même pas les esclavagistes, que l’esclavage aurait existé de toute éternité. Même les adeptes de l’idée de la « naturalité » de l’esclavage étaient d’accord pour considérer qu’il était une création de l’homme, peut-être permise et/ou légitimée par les lois divines, de la nature ou de l’évolution, mais renvoyant bien aux lois humaines.

Ceci dit, trois grandes manières d’approcher la question de l’invention de l’esclavage peuvent être distinguées : évolutionniste, « transitionnelle » et « globale ».

 

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Fourmis amazones et approches évolutionnistes

La première approche est de nature évolutionniste. Ses origines sont anciennes, mais elle se cristallise véritablement au XIXe siècle. Charles Darwin (1809-1892), qui développa la théorie de l’évolution par le biais de la sélection naturelle des espèces, était aussi foncièrement opposé à l’esclavage. Aussi, très intrigué par l’existence de colonies de fourmis dites esclavagistes, tenta-t-il d’en trouver une explication scientifique. Tout indique, en effet, que les fourmis de l’espèce Polyergus rufescens sont incapables de survivre sans le travail de leurs « esclaves », puisque leurs mandibules importantes les handicapent grandement dans une vie « normale » de fourmi – creuser des galeries, se nourrir…

Avec l’aide d’autres savants, Darwin arriva à l’idée suivante : ces « fourmis amazones » auraient constaté qu’une fois écloses dans leur fourmilière, des nymphes, prises à d’autres espèces de fourmis (les « ennemis »), s’y activent comme si elle était la leur. Elles n’ont apparemment aucun « souvenir » de leur existence antérieure et remplissent alors les tâches permettant la survie de la communauté. Et Darwin de théoriser qu’il y aurait eu une « découverte » initiale, montrant aux amazones tout l’intérêt d’utiliser les nymphes des autres, facilitant ainsi leur évolution, notamment le renforcement de leurs mandibules. Devenues fort pointues, celles-ci les rendent impropres à pratiquement tout, sauf à leur conférer un avantage incomparable à la guerre en leur permettant de percer le cerveau de leurs ennemis. Pour Darwin, hasard, comportements acquis et processus évolutif expliquaient ainsi le curieux cas des fourmis « esclavagistes », nullement d’origine « naturelle ».

 

L’esclavage, progrès et perversion

La théorie évolutionniste fut ensuite largement mobilisée afin d’expliquer les origines de l’esclavage chez les hommes. Dans L’Évolution de l’esclavage dans les diverses races humaines (1897), Charles Letourneau (1831-1902) indiqua que, ni naturel ni universel, l’esclavage était apparu lorsque les hommes passèrent à un stade d’organisation supérieur à celui des premiers regroupements, celui des tribus. Jadis perçus à l’instar d’une réserve de chair (en prévision de sacrifices ou de périodes de disette), les prisonniers auraient alors été convertis en esclaves. D’un auteur à l’autre, des nuances apparaissent, mais l’idée clairement affirmée par les évolutionnistes de tous bords est que l’esclavage constitua d’abord un « progrès » (en mettant fin à l’anthropophagie, en permettant au vaincu d’avoir la vie sauve, en facilitant une première accumulation de biens…), avant de devenir rapidement un obstacle au développement des sociétés humaines. Son éradication apparaissait ainsi essentielle à la marche du progrès. « Comme toute chose, écrit Letourneau, l’esclavage évolue. Dès son origine, il a constitué un très grand progrès sur le cannibalisme, qu’il remplaçait. (…) Au début, (il) n’indique peut-être pas plus d’humanité, mais il dénote plus d’intelligence ; il résulte du même acte de prévoyance à long terme, qui a fait amasser des provisions, élever des animaux domestiques (1). » Né à l’époque « sauvage », l’esclavage demeura selon Letourneau très présent à l’époque « barbare », lorsque, devenues « un peu plus humaines », les mœurs se virent « codifiées en lois traditionnelles ou écrites ». À l’étape suivante, qualifiée d’« industrielle ou mercantile », l’esclavage et le servage « ont été abolis ; mais le salariat, servage déguisé, les remplace ».