Henri Bergson (1859-1941)

Grand penseur du temps, de la créativité, de l’élan vital ou encore de l’humour, Henri Bergson considérait que la philosophie ne servait à rien si elle n’était pas d’abord « une préparation à bien vivre ».

En marque de reconnaissance pour le prix Nobel qui lui est décerné en 1928, et qui vient couronner une œuvre qui vaut à son auteur une « gloire » mondiale, Henri Bergson (1859-1941) transmet à la revue suédoise Nordisk Tidskrift un article issu d’une conférence qu’il a prononcée à Oxford en 1920, intitulée « Le possible et le réel » 1. Le propos porte sur « la création continue d’imprévisible nouveauté qui semble se poursuivre dans le monde ». Avec une impressionnante virtuosité, le philosophe y développe une thèse totalement paradoxale. Pour le sens commun, le possible désigne une situation qui peut arriver mais ne s’est pas encore produite. Pour Bergson, c’est l’inverse : le possible ne précède pas le réel. Il survient, pour ainsi dire, après coup !

Que veut-il dire ? Pour le comprendre, il faut revenir à l’idée novatrice avec laquelle Bergson a fait une entrée spectaculaire sur la grande scène de la philosophie : la durée. Dans son premier livre, Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), Bergson rompt avec une tradition scientifique et philosophique qui considère le temps à travers ce qu’on en mesure, autrement dit sa représentation dans l’espace (la flèche du temps, le temps des horloges…). Il montre, s’appuyant sur l’expérience que nous en avons, qu’il s’agit au contraire d’une notion purement qualitative, comparable à une mélodie qui se déploie. « La durée réelle est ce que l’on a toujours appelé le temps, mais le temps perçu comme indivisible. » Elle est aussi « le progrès continu du passé qui ronge l’avenir et qui gonfle en avançant ».

Le possible, c’est du futur antérieur

En conséquence, dans l’aventure humaine, dans la conscience d’un individu comme dans la société, mais aussi dans la nature, ce qui s’accomplit à chaque instant succédant à un autre, apporte quelque chose de plus, une « forme originale », un « imprévisible rien qui change tout ». Nous ne cessons de chercher à anticiper l’avenir, mais il ne ressemblera jamais trait pour trait à ce que nous avions imaginé.

Avec ce surgissement de nouveauté imprévisible qui caractérise toute forme de devenir, l’idée que la possibilité des choses précède leur existence se révèle être une complète illusion. Nous nous laissons piéger par le mirage de la rétrospection. Le possible n’est pas « moins » que le réel, comme du réel à l’état latent, posté en salle d’attente. Il est en réalité du « plus », c’est-à-dire le réel avec, s’y ajoutant, « un acte de l’esprit qui en rejette l’image dans le passé une fois qu’il s’est produit ». Le possible, c’est du futur antérieur.

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Ainsi quand un journaliste vient l’interviewer pendant la Grande Guerre sur ce que sera la grande œuvre littéraire de demain, Bergson répond avec humour : « Si je savais ce que sera la grande œuvre dramatique de demain, je la ferais. » Non, ni cette œuvre ni la moindre chose qui va arriver ne sont enfermées dans une sorte d’« armoire au possible ». Elles n’auront été possibles qu’après être advenues.