Dites « postmodernité » et un nom vient immédiatement à l’esprit, celui de
Jean-François Lyotard. D’autres auteurs français le suivent de près, de Jacques Derrida (voir l’article p. 84) et ses « déconstructions » à Jean Baudrillard (voir l’encadré p. 87) et ses « simulacres ». Mais si J.‑F. Lyotard les précède sur ce terrain, c’est non seulement parce qu’il a introduit le terme « postmoderne » en philosophie, mais aussi parce que sa pensée condense certaines des propositions les plus marquantes de cette mouvance.
Lorsqu’il publie La Condition postmoderne (1979), J.‑F. Lyotard a 55 ans et une trajectoire intellectuelle bien remplie. Né en 1924, il étudie à Louis-Le-Grand, puis à la Sorbonne et sort agrégé de philosophie en 1950. Commence aussitôt une double vie, d’enseignant et de militant. Nommé, de 1950 à 1952, au lycée de Constantine, en Algérie, il y devient syndicaliste. Revenu dans la métropole, il adhère en 1954 à Socialisme ou barbarie, groupe créé par Cornelius Castoriadis et Claude Lefort qui mènent, dans la revue du même nom, une critique virulente des « capitalismes d’État » en Europe communiste. Parallèlement, sa carrière d’enseignant le mène de la Sorbonne à Nanterre où il participe, en 1968, au Mouvement du 22 mars animé par Daniel Cohn-Bendit, puis à l’effervescente université expérimentale de Vincennes, à laquelle il sera rattaché jusqu’en 1998.
Plusieurs codes sociaux et moraux incompatibles
Tout commence au début des années 1970. Partant d’une critique du marxisme et de la psychanalyse freudienne (Économie libidinale, 1974), J.‑F. Lyotard engage une mise en question des pensées « totalisantes » que sont à ses yeux le structuralisme, la phénoménologie et le marxisme. Cinq ans plus tard, La Condition postmoderne affirme son « incrédulité » face aux « grands récits » de la modernité, à commencer par celui qui, depuis les Lumières, fait de l’histoire de l’humanité un long chemin vers l’émancipation. Dans l’esprit moderne, la science, la politique et les arts se mesurent à leur contribution au progrès. La postmodernité, selon J.‑F. Lyotard, c’est le constat de l’éclatement de ce récit.
À l’âge postmoderne, chaque domaine de compétence est séparé des autres, et possède un critère qui lui est propre. Il n’y a aucune raison que le « vrai » du discours scientifique soit compatible avec le « juste » visé par la politique ou le « beau » de la pratique artistique. Chacun doit donc se résoudre à vivre dans des sociétés fragmentées où coexistent plusieurs codes sociaux et moraux mutuellement incompatibles.
Cette relativité générale des discours est l’une des marques de fabrique de la pensée postmoderne. J. Derrida et Michel Foucault la proclament aussi, chacun à leur façon. Friedrich Nietzsche l’avait anticipée, lui qui concevait les concepts scientifiques comme des métaphores solidifiées par le temps en vérités acceptées, et qui voyait aussi dans la morale le lieu d’un affrontement entre une pluralité de discours, morale des maîtres contre morale des esclaves. J.‑F. Lyotard formalise cet éclatement en puisant dans le Ludwig Wittgenstein des Investigations philosophiques (1953) : le langage lui-même est découpé en une pluralité d’usages, donnant lieu à des énoncés spécifiques. Chacun de ces « jeux de langage » est régi par des règles propres, incommensurables avec celles des autres jeux.
Le langage, une base pour la résolution des conflits ?
Pour le philosophe, cette fragmentation du langage confine au tragique. Dans Le Différend (1983), il offre une analyse des limites du droit à partir de la notion de tort. Le tort est la part de la souffrance de la victime qui ne trouve pas à s’exprimer devant un tribunal. C’est un reste, un sentiment qui n’est pas entendu parce qu’il ne revêt aucun sens dans le discours de la partie adverse. Le tort trouve son origine dans la coexistence de discours incommensurables, que nul principe de justice, nul tiers ne peut concilier. J.‑F. Lyotard ne s’arrête pourtant pas à cet échec : « C’est l’enjeu d’une littérature, d’une philosophie et peut-être d’une politique de témoigner des différends en leur trouvant des idiomes », écrit-il. Reste que son analyse, en soulignant ce qui dans les relations sociales résiste au consensus, heurte de plein fouet nombre de philosophies politiques.
Le philosophe allemand Jürgen Habermas, théoricien de « l’agir communicationnel », ne s’y trompe pas. Adversaire résolu du postmodernisme, il tente de le prendre à son propre piège. Si tout discours n’est que rhétorique, le postmodernisme n’est-il pas lui-même une pure rhétorique ? Quant aux lecteurs de J.‑F. Lyotard, s’il leur arrive d’être convaincus ne peut-on pas en conclure que le langage est un espace d’entente, une base minimale pour la résolution des conflits ? Confronté à ces critiques, le philosophe réaffirme son point de vue : la communication n’implique ni l’existence de règles partagées, ni la recherche du consensus. Entre les postmodernes et leurs adversaires, le différend demeure entier.
Deuxième temps : J. Baudrillard annonce la fin du monde moderne, centré autour de la production et de la consommation d’objets. En condition postmoderne, chacun construit sa position en manipulant des signes, des codes et des images (Simulacres et simulation, 1981). Sous l’emprise des médias, le monde est livré à des « simulacres » par lesquels la représentation se substitue au réel.
Troisième déplacement : J. Baudrillard proclame la « destruction du réel » (Le crime parfait, 1995). Envahi par une pléthore d’objets et de signes, le monde n’est plus connaissable. La théorie sociale n’a plus aucune réalité. Ne reste alors plus qu’à se livrer à un vagabondage ironique, tout en annonçant la bonne nouvelle : heureux ceux qui accepteront d’évoluer dans un monde insensé, car ils pourront jouer avec les formes et les apparences sans se préoccuper des conséquences.
C’est avec cette insouciance que J. Baudrillard se fait alors le prophète d’un monde où plus rien ne change. « La guerre du Golfe n’aura pas lieu », clame-t-il quelques jours avant les premiers bombardements de l’Irak en 1991. Comme celui-là, ses pronostics porteront le plus souvent à faux. Avidement lu sur les campus américains, J. Baudrillard n’est pourtant pas un auteur de science-fiction.
Jean-François Lyotard. D’autres auteurs français le suivent de près, de Jacques Derrida (voir l’article p. 84) et ses « déconstructions » à Jean Baudrillard (voir l’encadré p. 87) et ses « simulacres ». Mais si J.‑F. Lyotard les précède sur ce terrain, c’est non seulement parce qu’il a introduit le terme « postmoderne » en philosophie, mais aussi parce que sa pensée condense certaines des propositions les plus marquantes de cette mouvance.
Lorsqu’il publie La Condition postmoderne (1979), J.‑F. Lyotard a 55 ans et une trajectoire intellectuelle bien remplie. Né en 1924, il étudie à Louis-Le-Grand, puis à la Sorbonne et sort agrégé de philosophie en 1950. Commence aussitôt une double vie, d’enseignant et de militant. Nommé, de 1950 à 1952, au lycée de Constantine, en Algérie, il y devient syndicaliste. Revenu dans la métropole, il adhère en 1954 à Socialisme ou barbarie, groupe créé par Cornelius Castoriadis et Claude Lefort qui mènent, dans la revue du même nom, une critique virulente des « capitalismes d’État » en Europe communiste. Parallèlement, sa carrière d’enseignant le mène de la Sorbonne à Nanterre où il participe, en 1968, au Mouvement du 22 mars animé par Daniel Cohn-Bendit, puis à l’effervescente université expérimentale de Vincennes, à laquelle il sera rattaché jusqu’en 1998.
Plusieurs codes sociaux et moraux incompatibles
Tout commence au début des années 1970. Partant d’une critique du marxisme et de la psychanalyse freudienne (Économie libidinale, 1974), J.‑F. Lyotard engage une mise en question des pensées « totalisantes » que sont à ses yeux le structuralisme, la phénoménologie et le marxisme. Cinq ans plus tard, La Condition postmoderne affirme son « incrédulité » face aux « grands récits » de la modernité, à commencer par celui qui, depuis les Lumières, fait de l’histoire de l’humanité un long chemin vers l’émancipation. Dans l’esprit moderne, la science, la politique et les arts se mesurent à leur contribution au progrès. La postmodernité, selon J.‑F. Lyotard, c’est le constat de l’éclatement de ce récit. À l’âge postmoderne, chaque domaine de compétence est séparé des autres, et possède un critère qui lui est propre. Il n’y a aucune raison que le « vrai » du discours scientifique soit compatible avec le « juste » visé par la politique ou le « beau » de la pratique artistique. Chacun doit donc se résoudre à vivre dans des sociétés fragmentées où coexistent plusieurs codes sociaux et moraux mutuellement incompatibles.
Cette relativité générale des discours est l’une des marques de fabrique de la pensée postmoderne. J. Derrida et Michel Foucault la proclament aussi, chacun à leur façon. Friedrich Nietzsche l’avait anticipée, lui qui concevait les concepts scientifiques comme des métaphores solidifiées par le temps en vérités acceptées, et qui voyait aussi dans la morale le lieu d’un affrontement entre une pluralité de discours, morale des maîtres contre morale des esclaves. J.‑F. Lyotard formalise cet éclatement en puisant dans le Ludwig Wittgenstein des Investigations philosophiques (1953) : le langage lui-même est découpé en une pluralité d’usages, donnant lieu à des énoncés spécifiques. Chacun de ces « jeux de langage » est régi par des règles propres, incommensurables avec celles des autres jeux.
Le langage, une base pour la résolution des conflits ?
Pour le philosophe, cette fragmentation du langage confine au tragique. Dans Le Différend (1983), il offre une analyse des limites du droit à partir de la notion de tort. Le tort est la part de la souffrance de la victime qui ne trouve pas à s’exprimer devant un tribunal. C’est un reste, un sentiment qui n’est pas entendu parce qu’il ne revêt aucun sens dans le discours de la partie adverse. Le tort trouve son origine dans la coexistence de discours incommensurables, que nul principe de justice, nul tiers ne peut concilier. J.‑F. Lyotard ne s’arrête pourtant pas à cet échec : « C’est l’enjeu d’une littérature, d’une philosophie et peut-être d’une politique de témoigner des différends en leur trouvant des idiomes », écrit-il. Reste que son analyse, en soulignant ce qui dans les relations sociales résiste au consensus, heurte de plein fouet nombre de philosophies politiques.Le philosophe allemand Jürgen Habermas, théoricien de « l’agir communicationnel », ne s’y trompe pas. Adversaire résolu du postmodernisme, il tente de le prendre à son propre piège. Si tout discours n’est que rhétorique, le postmodernisme n’est-il pas lui-même une pure rhétorique ? Quant aux lecteurs de J.‑F. Lyotard, s’il leur arrive d’être convaincus ne peut-on pas en conclure que le langage est un espace d’entente, une base minimale pour la résolution des conflits ? Confronté à ces critiques, le philosophe réaffirme son point de vue : la communication n’implique ni l’existence de règles partagées, ni la recherche du consensus. Entre les postmodernes et leurs adversaires, le différend demeure entier.
Jean Baudrillard (1929-2007), de la sociologie à la pataphysique
Rétrospectivement, l’œuvre de Jean Baudrillard ressemble à une suite de déplacements. Un peu comme s’il avait mené sa carrière à la manière d’un artiste contemporain opérant des transgressions d’intensité croissante. Premier mouvement, J. Baudrillard, alors jeune enseignant à l’université de Nanterre, croise la théorie marxiste avec la sémiologie et publie Le Système des objets (1968), puis Pour une critique de l’économie politique du signe (1972). Selon lui, l’aliénation ne se situe plus dans la sphère de la production, comme l’écrivait Karl Marx, mais dans celle de la consommation. L’accumulation des marchandises va de pair avec la prolifération de signes. Design, publicité, emballages, spectacles composent un univers d’illusions et de séduction qui ôte aux individus toute velléité de révolte.Deuxième temps : J. Baudrillard annonce la fin du monde moderne, centré autour de la production et de la consommation d’objets. En condition postmoderne, chacun construit sa position en manipulant des signes, des codes et des images (Simulacres et simulation, 1981). Sous l’emprise des médias, le monde est livré à des « simulacres » par lesquels la représentation se substitue au réel.
Troisième déplacement : J. Baudrillard proclame la « destruction du réel » (Le crime parfait, 1995). Envahi par une pléthore d’objets et de signes, le monde n’est plus connaissable. La théorie sociale n’a plus aucune réalité. Ne reste alors plus qu’à se livrer à un vagabondage ironique, tout en annonçant la bonne nouvelle : heureux ceux qui accepteront d’évoluer dans un monde insensé, car ils pourront jouer avec les formes et les apparences sans se préoccuper des conséquences.
C’est avec cette insouciance que J. Baudrillard se fait alors le prophète d’un monde où plus rien ne change. « La guerre du Golfe n’aura pas lieu », clame-t-il quelques jours avant les premiers bombardements de l’Irak en 1991. Comme celui-là, ses pronostics porteront le plus souvent à faux. Avidement lu sur les campus américains, J. Baudrillard n’est pourtant pas un auteur de science-fiction.