De prime abord, l’œuvre de l’économiste autrichien Joseph Aloïs Schumpeter déconcerte par son caractère hétéroclite : diversité des thèmes abordés, constante oscillation dans le choix des méthodes... Si l’ensemble paraît dépourvu de cohérence, elle existe toutefois : les transformations du système économique et la source des innovations techniques sont des thèmes qui n’ont cessé de poursuivre Schumpeter durant toute sa carrière intellectuelle.
Élevé par un officier de haut rang, il est d’emblée bien introduit au sein de l’élite de son pays. Diplômé en droit en 1908, il commence par enseigner l’économie politique dans diverses universités autrichiennes. Après la Première Guerre mondiale, il est brièvement ministre des Finances dans un gouvernement composé de socialistes et de chrétiens sociaux. En 1921, il prend la tête d’une banque privée qui ne tarde pas à faire faillite. Après ces échecs successifs, il revient au monde académique. Il enseigne à l’université de Bonn de 1925 à 1932, puis s’exile à Harvard jusqu’à la fin de sa vie.
Troupe d’entrepreneurs
L’exposé de ses idées personnelles commence par une Théorie de l’évolution économique (1912). Schumpeter y affirme que le ressort de l’évolution économique se situe au niveau de l’offre. Ce ne sont pas les besoins des consommateurs qui dictent leur loi à l’appareil de production, mais les producteurs qui orientent les besoins des consommateurs. Mais pas n’importe quels producteurs : uniquement un tout petit nombre d’entre eux, les entrepreneurs. Ce qui fait l’entrepreneur, c’est sa capacité à mettre en œuvre de nouvelles combinaisons productives, que cela concerne les biens, les méthodes de production, les débouchés, les matières premières ou les organisations. Pour Schumpeter, on n’est pas entrepreneur comme on est pharmacien ou professeur : ce n’est pas une profession. Certains chefs d’entreprise sont des entrepreneurs, d’autres pas. Certains l’ont été mais ne le sont plus. D’autres le deviennent. Henry Ford, par exemple, n’est pas encore entrepreneur au sens de Schumpeter quand, en 1906, il n’est qu’un chef d’entreprise parmi d’autres. Il le devient trois ans plus tard, lorsqu’il conçoit sa fameuse Ford T. Il est encore entrepreneur quand il introduit la division du travail dans l’industrie automobile, quand il décide d’une politique de baisse progressive des prix, ou lorsqu’il multiplie par deux les salaires de ses ouvriers. Être entrepreneur, c’est donc, à un moment donné, se faire l’agent du changement. C’est rompre avec la routine, bousculer les habitudes. Schumpeter observe que l’entrepreneur est rarement isolé ; il parle de « troupe des entrepreneurs ». Comment expliquer que les changements les plus considérables ont presque toujours eu lieu en un espace de temps extrêmement resserré ? Si l’évolution économique présente un caractère haché, alternant essors et dépressions, c’est parce que certaines époques plus que d’autres bénéficient des efforts conjugués d’hommes brillant par leurs qualités d’entrepreneurs.