L'altérité de la pensée chinoise : un mythe ?

À force de marquer tout ce qui sépare la philosophie occidentale et la pensée chinoise, ne serions-nous pas allés trop loin ? La question est au cœur d’un débat qui divise aujourd’hui les sinologues.

Printemps 2006, un livre fait scandale dans le monde feutré des sinologues. Dans un court mais vigoureux billet intitulé Contre François Jullien, Jean François Billeter, professeur émérite de l’université de Genève, prend la plume pour marquer son désaccord avec les orientations de son célèbre confrère de l’université Paris-VII. Que reproche-t-il à François Jullien, qui est parvenu à susciter en France un véritable engouement pour la pensée chinoise ? Essentiellement une chose : de promouvoir « le mythe de l’altérité de la Chine ». Créée par les jésuites, cette vision déjà ancienne d’une Chine éternelle incarnant l’ailleurs, l’autre absolu de l’Occident est pour J.F. Billeter aussi fausse que dangereuse. Or, selon lui, « François Jullien a remis ce mythe au goût du jour en lui donnant une forme savante – et en occultant sa signification politique ». Sur quoi une telle accusation se fonde-t-elle ?
Depuis une vingtaine d’années, F. Jullien s’attache à dégager les implicites de la philosophie occidentale en la plaçant sous le regard de la pensée chinoise. Apparaît livre après livre, concept après concept, un cadre bien différent du nôtre, une pensée du processus et non de l’être. Où par exemple l’on découvre avec surprise que le sage chinois est « sans idée ». Il ne modélise pas, ne cherche pas à construire des systèmes comme le fait depuis l’Antiquité la philosophie occidentale, mais est ouvert et disponible au monde, sans préjugé. La perspective de F. Jullien est d’abord conceptuelle. Or pour J.F. Billeter, il ne faut pas oublier que la pensée des lettrés chinois est aussi une construction idéologique visant à garantir la pérennité du pouvoir impérial. C’est ce que l’on occulte à trop vouloir marquer, sinon créer, l’altérité radicale de la culture chinoise qu’affectionnerait tant le large public avide d’exotisme de F. Jullien.

Le pavé dans la mare que jeta J.F. Billeter ne resta pas sans réponse. Début 2007, F. Jullien fit paraître avec en couverture « Réplique à *** » où, avec une colère à peine dissimulée, il s’employait à défaire les critiques de J.F. Billeter et à revenir dans un « discours de la méthode » sur les fondements de sa démarche. Certains de ses compagnons de route ripostèrent aussi dans un ouvrage collectif récemment paru et intitulé Impossible de faire le tour de l’ensemble des points débattus. Mais l’enjeu de la traduction apparaît central. Pour J.F. Billeter, . Il donne pour exemple le mot «  », que F. Jullien traduit par « procès » et que beaucoup de sinologues traduisent par « voie ». Ce qui donne par exemple « as-tu une voie de la nage ? » (voire bien souvent « as-tu un de la nage ? »), là où l’on peut traduire plus clairement par « pour nager ainsi, y a-t-il une technique ? » «  », en fonction du contexte explique-t-il, peut se traduire de bien des manières. Et J.F. Billeter de pointer un raisonnement circulaire : a prioritao. Réplique de F. Jullien : J.F. Billeter (...)(...) Et d’opposer à J.F. Billeter la critique symétrique : le sinologue suisse poserait d’emblée le sans le justifier véritablement et s’interdit ainsi de penser la différence. Or l’universalisme, auquel F. Jullien dit ne pas renoncer, n’est pas à postuler mais à construire.Face à J.F. Billeter, F. Jullien revendique une posture proprement philosophique conçue – dans une perspective inspirée de Gilles Deleuze – comme créatrice de concepts. F. Jullien affirme qu’il ne pose pas l’altérité de la Chine mais qu’il la construit progressivement, , essai après essai. Pas plus qu’elle n’est présupposée, elle n’est radicale puisque pour faire dialoguer Chine et Occident, il faut bien qu’il y ait .Difficile de concevoir que les deux sinologues parviennent à un accord tant leur perspective et leur méthodologie diffèrent. Là où l’un est soucieux de l’instrumentalisation politique et idéologique de la pensée chinoise, l’autre entend par un long détour . Le débat aura en tout cas beaucoup appris aux non-spécialistes. C’est déjà beaucoup.