Len Greenham est un vieux maroquinier qui vit dans le Nord de l’Angleterre. Jeune homme, il a appris à préparer les peaux de chèvres pour que le cuir puisse être utilisé en reliure et dans la fabrication de sacs à main ; un ensemble d’opérations délicates et difficiles auxquelles il a, comme son père et son grand-père avant lui, donné toute sa vie. Cette vie, il ne la regrette pas, mais il sait que la reliure est une activité trop coûteuse pour que sa société puisse poursuivre ses activités en Grande-Bretagne. Malgré cela, même si le métier se relocalise et prospère aujourd’hui en Inde, Len continue à travailler dur : « C’est l’artisan en lui. »
L’histoire de L. Greenham est rapportée par Richard Sennett dans Ce que sait la main. La culture de l’artisanat (Albin Michel, 2010). Dans cet essai, le sociologue s’attache à réhabiliter la dimension artisanale du travail. Mais sa conception de l’artisanat ne se réduit pas à la dimension traditionnelle du métier manuel. Pour lui l’artisanat « désigne un élan humain élémentaire et durable, le désir de bien faire son travail en soi », ce qui va bien au-delà du travail manuel qualifié. Cette définition étendue de l’artisanat peut s’appliquer selon lui autant au médecin qu’au programmateur informatique ou à l’enseignant. Beaucoup de gens, à l’image du maroquinier, se passionnent pour leur métier, et pas simplement parmi les professions considérées comme nobles, créatives ou artistiques. Il existe des boulangers, des poissonniers, des responsables de logistique, des mécaniciens… qui mettent sincèrement du cœur à l’ouvrage. Quelques philosophes et sociologues, comme R. Sennett, sont partis enquêter auprès de ces artisans, travailleurs manuels ou autres spécialistes en tout genre, pour essayer de comprendre les ressorts de leur passion et rendre compte de leur amour du travail.
Matthew B. Crawford est philosophe… et réparateur de motos ! Dans Éloge du carburateur, sous-titré « Essai sur le sens et la valeur du travail », il raconte comment, et surtout pourquoi, il a démissionné de son poste – bien payé – de directeur d’un think tank pour ouvrir un atelier de mécanique. Outre le goût qu’il a toujours eu pour les voitures, les motos, la vitesse, il lui est rapidement apparu que la vie d’un mécanicien était plus libre que sa vie de travailleur – prétendument – « intellectuel » : « C’était grâce à mes diplômes en “arts libéraux” que j’avais obtenu mon poste à la fondation et, pourtant, le côté mercenaire de mon travail avait quelque chose de profondément “illibéral”. Concocter des arguments tarifés à la demande n’était guère digne d’un homme libre, et je commençais à ressentir le port de ma cravate comme la marque de ma servitude. » M.B. Crawford a eu le courage d’aller au-devant de sa passion.
Le meilleur de soi
Le terme « courage » n’est pas exagéré ; abandonner ou refuser un poste « confortable » pour se laisser porter par ses envies, voilà qui n’est pas toujours évident. Son métier de mécanicien, M.B. Crawford le juge autrement plus gratifiant que les métiers dits intellectuels qu’il a été amené à exercer. « Quand je vois une moto quitter mon atelier en démarrant gaillardement, et ce quelques jours après y avoir été transportée à l’arrière d’un pick-up, toute ma fatigue se dissipe, même si je viens de passer toute la journée debout sur une dalle de béton. À travers la visière de son casque, je devine le sourire de satisfaction du motard. (…) Ce qui se passe entre nous, c’est une conversation de ventriloques, et le message en est tout simple : “Ouaaaaaaais !” »