L'animal humanisé et l'humain naturalisé

D’un côté, notre regard sur les animaux a changé : on leur prête désormais de l’intelligence, des émotions et même des embryons de morale. D’un autre côté, les humains sont naturalisés par les neurosciences, la génétique, l’évolution. Et si le vieux débat culture/nature était dépassé ?

C’est un chat très particulier. Il a des yeux bleus tout ronds. Il se tient bien droit et est habillé avec une redingote noire. Ce chat étrange trône majestueusement en couverture du dix-neuvième de Sciences Humaines, publié en juillet 1992. Cette image d’un chat humanisé (ou d’un humain à tête de chat ?), nous l’avions choisie alors pour illustrer un dossier titré « Comportement animal, comportement humain ». À l’intérieur du numéro, le premier article est titré « L’éthologie est une science humaine ». L’auteur, Achille Weinberg, explique que l’éthologie, science du comportement animal, peut, avec les précautions d’usage, s’appliquer aux humains : les rivalités entre mâles dominants, les premiers contacts mère/enfant ou certains rituels de parade se ressemblent beaucoup chez les chimpanzés, les lions ou les humains. Une façon de dire, avec prudence, ce qu’il est aujourd’hui admis : les humains sont des animaux. Même s’ils ont, comme chaque espèce, des particularités physiques, comportementales ou cognitives qui leur sont propres.

L’article suivant, signé Chantal Pacteau, « Les animaux pensent-ils ? », adoptait un point de vue exactement symétrique. Il s’agissait de présenter les recherches menées au centre de primatologie de Strasbourg sur les capacités cognitives des primates. Les chercheurs s’attachaient à débusquer tout un pan de leurs capacités mentales, jusque-là caché. On découvrait alors que beaucoup d’animaux – chimpanzés, rats, perroquets, dauphins – savent catégoriser, possèdent des cartes cognitives de leur environnement, savent faire des calculs élémentaires et, pour certains, possèdent une conscience de soi. Les corbeaux comme les bonobos disposent d’une « intelligence machiavélique » qui leur permet tricher et de ruser avec les intentions d’autrui. Ce qui tendrait à prouver qu’ils sont capables de pensées, puisqu’ils en attribuent aux autres.

D’un côté, des humains réinsérés dans le monde l’animal, de l’autre, des animaux plus intelligents, donc plus « humains », qu’on le pensait. Durant vingt ans, ces deux orientations apparemment contradictoires ne vont cesser de se renforcer.

 

publicité

Les animaux humanisés

C’est une révolution culturelle silencieuse qui s’est produite ces vingt dernières années. Les animaux – du moins certains d’entre eux – ont changé de statut à nos yeux. Il était admis jusque-là dans le monde savant que les animaux sont des sortes de machines sophistiquées guidées uniquement par des instincts et des réflexes. Cette idée s’est effondrée. On savait depuis Jane Goodall que les chimpanzés fabriquent des outils (pour casser des noix ou pêcher des termites) ; on savait depuis la célèbre Washoe que les chimpanzés peuvent maîtriser correctement des dizaines de mots du langage des signes. Mais qui aurait imaginé qu’ils se transmettaient de véritables traditions culturelles ? En 1999, cosignée par Goodall et dix autres primatologues, une étude allait faire date. Ayant observé le mode de vie de plusieurs groupes de chimpanzés africains, les chercheurs parvenaient à la conclusion que les singes disposaient de véritables « protocultures » acquises et transmises, dans la façon de consommer leurs aliments ou de communiquer entre eux. Depuis, d’autres traditions similaires ont été observées chez les oiseaux ou les baleines. Durant toutes ces années, le nombre de publications sur la vie animale va exploser : Frans de Waal, Marc Hauser, Dominique Lestel…