Un client qui tenait à garder l’anonymat venait de vous proposer une mission fort inhabituelle. Retrouver l’entreprise. Le combiné téléphonique avait failli vous tomber des mains. « L’entreprise ? », aviez-vous fini par bredouiller, toujours sous le coup de la surprise. N’était-elle pas absolument omniprésente, dans les médias, dans les discours politiques, dans les bribes de conversation que vous captiez dans les rames bondées des heures de pointe ? Votre interlocuteur demeura silencieux. Avant de reprendre d’une voix teintée d’anxiété : « Retrouvez l’entreprise ! »
Avant de raccrocher, votre client vous avait glissé une piste, vous indiquant que, si elle n’était pas de première fraîcheur, elle constituerait du moins un bon point de départ. « La nature de la firme » de Ronald Coase : pour consulter cet article effectivement un peu poussiéreux (1) – il datait tout de même de 1933 –, il vous avait fallu vous rendre au quatrième sous-sol d’une bibliothèque, où vous aviez tenté d’évaluer la qualité du tuyau.
Un nœud de contrats
Il existe deux façons d’allouer les ressources, écrivait R. Coase : le marché et la firme. Un entrepreneur peut se rendre tous les matins sur le marché pour embaucher des travailleurs, louer des machines, acheter des matières premières selon les besoins du jour. Le marché a l’avantage de la flexibilité, mais observait-il, c’est un mécanisme coûteux. Acquérir chaque jour du travail et des équipements implique la « découverte des prix adéquats » et la « négociation et la conclusion de contrats séparés ». Bref, le marché implique des « coûts de transaction ». L’entrepreneur peut décider de recourir à un autre dispositif : la hiérarchie. La signature d’un contrat de travail place les salariés sous l’autorité du dirigeant de l’entreprise qui peut alors leur assigner les tâches qu’il attend d’eux. C’est là « la nature de la firme », avançait R. Coase : une hiérarchie organisée autour d’une relation de subordination à long terme. Si la firme est si efficace, poursuivait-il, pourquoi n’absorbe-t-elle pas l’ensemble de l’économie en son sein ? Parce que l’entreprise donne elle aussi lieu à des coûts (d’organisation) qui croissent avec sa taille. Un constructeur automobile décidera-t-il de produire les moteurs, les roues, les sièges de ses voitures ? Non, si les coûts d’organisation de ces activités excèdent les coûts de transaction associés à leur sous-traitance. Pour R. Coase, les coûts de transaction traçaient donc une frontière nette autour de la firme, « îlot de pouvoir conscient » cimenté par la hiérarchie.
La piste semblait valable. Pourtant quelque chose clochait. L’article de R. Coase vous rappelait les récits de votre grand-père ouvrier, justement salarié d’un constructeur automobile pendant de longues décennies, ou ceux de la voisine sexagénaire du dessous qui vous bassinait de temps à autre avec les souvenirs qui lui restaient de l’éternité qu’elle semblait avoir passée dans une grande société d’assurances. Vous avez alors songé à un livre parcouru chez le bouquiniste du coin, L’Après-Fordisme (2), qui retraçait l’épopée de l’entreprise des trente glorieuses, le pacte qu’elle proposait à ses salariés, stabilité de l’emploi contre subordination, ses grilles de salaire et ses progressions à l’ancienneté. Un modèle détrôné par un « postfordisme » qui, selon les auteurs, se cherchait encore. De fil en aiguille, vous vous êtes remémoré vos missions d’intérim en entreprise, en des temps de vaches maigres. Vous vous êtes souvenu de ces plateaux « open space » où s’activaient moult personnels en costume-cravate ou en tailleur, dont vous avez peu à peu compris que leur présence dans l’entreprise n’était pas toujours plus durable que la vôtre. CDI, CDD, intérimaires, salariés de sous-traitants ou d’entreprises partenaires, consultants en tous genres, interagissaient chaque jour autour de vous. La distinction que R. Coase avait affirmée entre marché et hiérarchie, avec ses frontières tracées au cordeau, pouvait-elle encore tenir ?