L'éternel sceptique

Témoin d’un siècle traversé par les guerres et les totalitarismes, Edgar Morin n’a cessé de se positionner politiquement, empruntant parfois des chemins dont il fera lui-même la critique.

En ce soir du 26 février 2013, sous les ors surchargés de l’Élysée, la République reconnaissante faisait du philosophe et sociologue Edgar Morin, 91 ans, un grand officier de l’Ordre du mérite.

Tandis que le président de la République l’étoilait, après un discours très convenu, un joyeux compagnon politique du récipiendaire s’effaçait peu à peu dans la nuit : Stéphane Hessel. D’un côté, les honneurs, ses pompes et ses rites – auxquels le vieil homme est très sensible –, de l’autre, une liberté ébouriffante, indisciplinée, qu’il expérimente sans compter depuis sa plus tendre jeunesse, et dont le diplomate S. Hessel fut l’une des nombreuses facettes.

Le lendemain, la presse retint des deux coauteurs du petit essai politique Le Chemin de l’espérance 1, cette photographie solaire, prise au festival d’Avignon, montrant Morin et S. Hessel riant à gorges déployées et en toute complicité. Une complicité et des différences, toutefois : « Il ne suffit plus de dénoncer, il nous faut désormais énoncer », taquinait Morin. Car s’il peut lui aussi s’indigner à la façon de l’ancien diplomate, Morin préfère surtout, de loin, et passionnément, chercher des voies de passage et des sorties de secours. Bref, penser la politique en « bâtisseur d’espérance », a-t-il confié dans un très beau texte au titre éponyme.

Morin est peut-être un « intellectuel engagé » mais alors, un intellectuel engagé… à part, pour ainsi dire, car il n’ignore pas que la politique peut être une fiction qui agite ses ombres et englue ses proies. « Nous sommes les serviteurs des idées qui nous servent. Nous avons des idées maîtresses qui nous manipulent autant, voire plus que nous les manipulons. Nous sommes possédés par les dieux que nous possédons », martèle, dans une formule toute morinienne, l’auteur des Idées 2.

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« L’éternel sceptique 3 » qu’est Morin s’efforce de toujours tenir ses engagements, mais sous un contrôle réflexif d’autoanalyse pour s’épargner la ruse de ces machines à broyer que sont les idéologies. La politique, ou encore « le jeu de la vérité et de l’erreur 4 » comme le futur philosophe la qualifiera plus tard, après tant de recherches, de fourvoiements et de bifurcations fécondes.

• 8 juillet 1921 : la politique dès sa naissance

Depuis toujours en effet, dans cette longue vie qui aura traversé le XXe siècle et ses éléments déchaînés, la politique accompagne Morin, l’intellectuel comme le citoyen. Elle est son identité profonde. Fait peu connu, elle s’est incrustée dans le choix même de son prénom. Lors de sa naissance le 8 juillet 1921, à Paris, Edgar Nahoum était prédestiné à porter, comme un boulet, le double prénom de ses deux grands-pères morts, David et Salomon. Mais, effrayés par cette tradition morbide pour leur cher petit « Edgarico » qu’ils ont d’ailleurs crû mort-né durant sa première heure terrestre, les parents se repentent et le rebaptisent Edgar.

Pour ces Juifs séfarades venus de Salonique, il s’agit là d’une volonté d’enracinement par un prénom francisé, mais aussi d’une référence explicite et admirée dans cette famille à une grande figure du socialisme républicain : Edgar Quinet (1803-1865). C’est donc un prénom très politique qui lui est finalement choisi – et qu’Edgar entérinera lui-même bien plus tard par acte notarié.

• 1936-1940 : la guerre d’Espagne et la filière « frontiste » du pacifisme

Dans les années 1930, l’adolescent parisien se nourrit de politique, et ce, de façon intensive. La crise économique et sociale, trente millions de chômeurs en Europe, le fascisme en Italie, Hitler au pouvoir… Les nuages d’orage s’accumulent. De ses années de maturation, il nous dit : « Il y avait en moi, un débat profond entre tendance des Lumières sceptique et rationaliste, et tendance romantique de communion et d’effusion. Et ce débat ne se résolvait pas, il ne devait jamais se résoudre… »