Pendant longtemps, un grand partage a régné entre les sciences sociales et la littérature. Un partage qui perdure encore aujourd’hui, « une structuration de l’imaginaire savant » qui suppose une incompatibilité entre la science, réservée au factuel alors que la littérature ne serait que fiction. Pourtant, lire un livre de sociologie sur la condition de vie des pauvres demande parfois un effort méritant, alors qu’un roman sur le même sujet, avec son intrigue, ses personnages et le point de vue de l’auteur nous aura peut-être plus marqués et plus instruits. Et beaucoup d’entre nous n’ont-ils pas alimenté leur culture historique de somptueux romans ? Walter Scott et son Ivanhoé, Honoré de Balzac et ses Chouans, Émile Zola et ses mineurs de la révolution industrielle (Germinal), Marguerite Yourcenar et le monde des empereurs romains (Mémoires d’Hadrien)… N’avons-nous pas mieux compris les horreurs de la Shoah à travers les récits de Primo Levi ou de Claude Lanzmann, l’enfer des goulags avec Alexandre Soljenitsyne (L’Archipel du Goulag) qu’à travers de pesantes études académiques ?
C’est à une rude tâche que s’attelle l’historien Ivan Jablonka : réconcilier un couple interdit mais qui, de tout temps, a entretenu des liaisons clandestines. Autrement dit, marier les sciences sociales (l’histoire, la sociologie, l’anthropologie) et la littérature, en montrant que la rigueur de la méthode n’interdit pas la création littéraire et que les premières auraient tout à y gagner : « Contribuer par l’écriture à l’attrait des sciences sociales peut être une manière de conjurer le désamour qui les frappe à l’université comme dans les librairies », mentionne-t-il.