L'homme de demain vaudra-t-il trois milliards ?

Les innovations médicales semblent ouvrir des perspectives grandioses sur la capacité de réparer le corps humain. 
Sauf que la santé n’est pas commandée par les seules innovations médicales.

Il y a tout juste quarante ans, la télévision française diffusait le premier épisode de L’homme qui valait trois milliards, série culte américaine inspirée du roman de science-fiction Cyborg de Martin Caidin. En relatant les tribulations d’un ancien pilote de la Nasa devenu agent secret après un grave accident aérien, cette série d’anticipation popularise une société du progrès technologique marquée par les performances décuplées d’un individu mutilé, grâce à des prothèses bioniques à six millions de dollars (ou à trois milliards d’anciens francs). Loin de tomber dans un mythe politico-scientiste aujourd’hui révolu ou déconnecté du monde tel qu’il se déroule sous nos yeux, cette pensée prospectiviste est présente dans les propos de nombreux leaders d’opinion du monde médical et industriel. À écouter le techno-enthousiaste Laurent Alexandre 1, fondateur du site Doctissimo et dirigeant d’une société belge de séquençage du génome humain (DNAVision), l’humanité parviendrait à vaincre la maladie et le cerveau serait décodé en quelques décennies grâce à une médecine fondée sur les cellules-souches et la thérapie génique. Cette révolution s’accompagnerait d’un mouvement vers une posthumanité au sein de laquelle l’homme serait de plus en plus équipé d’organes artificiels et d’implants électroniques connectés aux réseaux numériques.

Vers un homme réparé et augmenté

Doit-on déduire de ces paroles que nous sommes inexorablement engagés dans une marche vers une immortalité, gagnée à grands coups d’innovations incrémentales situées à la croisée des nanotechnologies, des biotechnologies, de l’intelligence artificielle et des sciences cognitives (nbic) ? Comme l’avancent de nombreux rapports produits dans le cadre des missions de prospective en France, en Europe et aux États-Unis, le mouvement auquel on assiste aujourd’hui correspondrait aux premières marches technologiques conduisant à un homme, non seulement réparé, mais augmenté. L’homme de demain sera équipé avec des prothèses de toute sorte, des implants cérébraux et des greffes de tissus biologiques à partir de bioimpressions laser en trois dimensions des pièces défectueuses… Cette reprogrammation de notre biochimie individuelle et ce recul de la mort procéderaient de la fameuse convergence nbic.

Mais avant de prêter oreille plus attentive à ce roulement de tambour, retournons un bref instant en arrière, à une époque pas si lointaine et peut-être toujours actuelle qui veut que notre destin individuel soit encore grandement tributaire de notre condition biologique de départ. Trois ans seulement avant la diffusion de L’homme qui valait trois milliards sur les chaînes de télévision américaines, Richard Nixon annonçait son programme guerrier de lutte contre le cancer destiné à être vaincu « d’ici vingt ans ». Bien que ce volontarisme présidentiel eût pour effet incontestable de constituer la lutte anticancer en symbole national, cette politique publique n’offrait pourtant pas à l’époque beaucoup de nouveautés. Dès le premier congrès international sur le cancer en 1906, de nombreuses ligues et commissions anticancers voient le jour dans divers pays et s’organisent tant à l’échelle locale qu’au niveau européen et international. Malheureusement, depuis plusieurs décennies, les avancées thérapeutiques n’ont pas fait reculer la mortalité de cette maladie de façon significative. Montrer du doigt l’optimisme candide des décideurs politiques d’une époque passée qui se dessinait triomphante sous le chant des sirènes de la conquête spatiale, serait de mauvais aloi. En revanche, il est difficile de passer aujourd’hui à côté du contraste entre la montée en puissance des récits du futur axés sur l’homme-cyborg et l’impossibilité de mettre à mal le cancer, une pathologie qui nous est tout autant familière qu’ancestrale. Ce violon désaccordé révèle le mille-feuille des récits sur l’innovation et l’ambiguïté de ce qui définit un progrès en médecine. Dès lors, comment caractériser le moteur de l’innovation médicale dans une société où l’administration du corps biologique est traversée de promesses contradictoires ? Assistons-nous réellement à un changement dans l’administration du corps biologique ? Quelles sont les institutions maîtresses de ce changement dans une société où se succèdent tout autant de témoignages vantant les bienfaits des médecines holistiques comme la phytothérapie, l’acupuncture ou le shiatsu, que des articles acclamant l’identification toujours plus fine et toujours plus précise de nos gènes de prédisposition au diabète ou à l’obésité ?