La guerre des féminismes

Loin d’être un courant de pensée unifié, le féminisme est traversé par des tensions et des clivages internes dès sa naissance au 18e siècle. Est-ce pour autant nuisible au mouvement ? Rien n’est moins sûr !

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Aujourd’hui, le féminisme ressemble à un champ de bataille entre celles qui dénoncent les violences sexuelles et celles qui défendent le droit d’être importunées dans l’espace public ; celles qui revendiquent le droit de porter le voile – ou plus – au nom de la liberté individuelle et celles qui considèrent que c’est une oppression des femmes ; celles qui promeuvent la parité dans les instances de directions et celles qui considèrent qu’il s’agit d’une revendication bourgeoise… Pourquoi autant de clivages ? Les travaux des historiennes montrent que dès ses origines, le mouvement a été traversé par de nombreuses oppositions. Retracer l’histoire de ces tensions permet de comprendre les oppositions actuelles.

Selon l’historienne Florence Rochefort, le féminisme se définit comme le « combat en faveur des droits des femmes et de leur liberté de penser et d’agir ». Ce mouvement se développe à la fin du 18e siècle, dans les sociétés occidentales. Avant cette période, quelques hommes – mais aussi des femmes – critiquent déjà les rôles et stéréotypes accolés à chaque sexe. Par exemple, à la Renaissance, la célèbre philosophe Christine de Pisan dénonce les mœurs de l’époque qui restreignent la liberté des femmes. Cependant, on ne peut pas parler de mouvement avant le 18e siècle, car ces pionnières demeurent isolées.

Le féminisme se développe en même temps qu’émergent les revendications en faveur des droits à la citoyenneté et à l’égalité (Révolution américaine de 1763 ; Révolution française de 1789). Des voix s’élèvent alors et demandent que les femmes bénéficient elles aussi des nouveaux droits obtenus par les hommes (vote, liberté individuelle…). Les lois de l’époque organisent alors des conditions de vie distinctes selon les sexes. Tel est le cas notamment du Common Law américain ou encore du Code civil français instauré en 1804. Dans ces textes, les femmes se voient assignées à la sphère familiale, soumises à l’autorité de leur mari (ou de leur père) et elles ne peuvent prétendre qu’à une éducation sommaire, notamment pour les aider à accomplir les tâches domestiques.

La femme de lettres et philosophe Olympe de Gouges, qui sera guillotinée en 1793, est souvent considérée comme une figure pionnière du féminisme français. Cette dernière rédige la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne en 1791 qu’elle adresse à la reine Marie-Antoinette. Elle réclame les mêmes droits civils et politiques pour les femmes et pour les hommes. À la même époque, d’autres féministes s’illustrent ailleurs en Occident : le philosophe prussien Theodor von Hippel, l’écrivaine et philosophe Mary Wollstonecraft en Angleterre. Ces féministes proviennent souvent de la petite classe moyenne bourgeoise, ce qui marque durablement la réputation du mouvement : le féminisme est considéré dès ses origines comme une revendication bourgeoise.

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Libéraux contre socialistes

Les premiers clivages apparaissent dans la seconde moitié du 19e siècle, alors que se développent les idéologies modernes comme le libéralisme et le socialisme. Les féministes libéraux militent pour l’égalité des droits entre hommes et femmes, notamment en matière d’éducation. Ils prolongent d’une certaine manière les ambitions des révolutionnaires : conquérir des droits pour les femmes. En France, Maria Deraisme figure comme l’une des principales représentantes de cette tendance. Femme de lettres bourgeoise, elle donne des conférences dans les années 1868-1870 dans les cercles d’amis du franc-maçon Léon Richer. Elle promeut un féminisme républicain : les femmes doivent choisir leur destinée, notamment une éducation qui leur convient ; elles doivent pouvoir faire ce qu’elles souhaitent, sans se restreindre à la sphère privée. Aux États-Unis, ce courant libéral est incarné par des intellectuels comme le philosophe John Stuart Mill ou encore son épouse Harriet Taylor, également féministe et philosophe. Tous deux partagent une ambition internationale pour le féminisme. Cette ambition est moins développée par les féministes libéraux français.

Les féministes socialistes, quant à eux, considèrent que les femmes subissent une double domination : par le patriarcat et par le capitalisme. Ils défendent « l’émancipation des femmes », en particulier des plus pauvres, et s’opposent au féminisme libéral considéré comme bourgeois. Les féministes socialistes revendiquent l’égalité des droits, mais entendent aussi accompagner les femmes par une éducation capable de révolutionner les mœurs. En France, ce courant se développe dans la veine des utopies socialistes du 19e siècle portée par des penseurs comme Saint-Simon (1760-1825) ou encore Charles Fourier (1772-1837). La communarde André Léo (1824-1900) en est l’une des principales représentantes. Elle défend une instruction laïque et mixte et veut venir en aide aux femmes pauvres. A. Léo revendique des droits pour les femmes, en tant qu’individu et non à cause de la place particulière qu’elles occupent dans la société.