« Me promenant en ville, l’autre jour, j’ai entendu tout à coup un miaulement plaintif au-dessus de moi. J’ai levé les yeux. Sur le bord du toit se trouvait un petit chat. » Il suffit de lire (ou d’écouter) ce début d’histoire, pour « voir » aussitôt la scène : le toit, le petit chat, le promeneur qui le regarde.
À quoi ressemble ce chat ? Peu importe qu’il soit blanc ou noir, le mot renvoie à ce que tout le monde connaît : un animal à quatre pattes, une queue, des oreilles pointues, des yeux ronds, qui miaule (et parfois ronronne).
Mais sans l’existence d’un mot général qui désigne tous les types de chat – roux, noirs, blancs, tigrés, assis ou debout, gros ou maigrelets… –, aurait-on une idée générale de l’espèce « chat » ? Notre monde mental ne serait-il pas dispersé en une myriade d’impressions, de situations, d’objets tous différents ? Deux conceptions s’opposent à ce propos.
Au début était le verbe ?
La plupart des philosophes, psychologues et linguistiques, au début du XXe siècle, partagent cette idée : le langage étant le propre de l’homme, c’est lui qui donne accès à la pensée. Sans langage, il n’y aurait pas de pensée construite : nous vivrions dans un monde chaotique et brouillé fait d’impressions, de sensations, d’images fugitives.
C’est ce que pensait Ferdinand de Saussure, le père de la linguistique contemporaine, qui affirmait dans son Cours de linguistique générale (1916) : « Philosophes et linguistes se sont toujours accordés à reconnaître que sans le secours des signes nous serions incapables de distinguer deux idées d’une façon claire et constante. Prise en elle-même, la pensée est comme une nébuleuse où rien n’est nécessairement délimité. » Et il ajoutait : « Il n’y a pas d’idées préétablies, et rien n’est distinct avant l’apparition de la langue. »