La république des consommateurs

Consommez ! Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les pouvoirs publics, le patronat et les syndicats états-uniens voyaient dans la consommation de masse un  moyen privilégié pour assurer la prospérité, mais aussi promouvoir l’égalité et la démocratie dans le pays. Les idéaux de cette république ont tourné court.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, un large consensus émergea aux États-Unis. Une économie et une société fondées sur la consommation de masse, pensait-on, permettraient de réaliser les idéaux nourris depuis des lustres par les Américains. Non seulement une telle société créerait-elle les conditions de la prospérité économique, mais elle engendrerait également plus de démocratie et d’égalité. C’est ainsi que les États-Unis devinrent une « république de consommateurs ».

 

Vers une société de  prospérité et de paix

Les États-Unis étaient sortis du conflit mondial avec la ferme intention de prolonger la reprise économique amorcée pendant la guerre, et de laisser résolument derrière eux la grande dépression des années  1930. Au début des années  1940, la machine économique américaine avait tourné à plein régime, produisant en masse tout ce dont le pays avait besoin pour soutenir l’effort de guerre, créant de nombreux emplois et remplissant les comptes en banque. Au lendemain de la guerre, tant le gouvernement que le patronat et les syndicats partageaient la même conviction : si l’on voulait créer les conditions de la prospérité et de la paix, il fallait recycler les usines de guerre en ateliers qui produiraient en masse des biens de consommation.

Si un tel projet faisait sens d’un point de vue économique, restait cependant à convaincre les Américains eux-mêmes. Après une décennie et demie de privations dues à la dépression puis à la guerre, ces derniers nourrissaient certes un désir d’acquisition refoulé, mais se montraient cependant réticents à dépenser l’épargne et les titres de guerre qu’ils avaient engrangés pendant les années de vaches maigres. Cela conduisit les hommes politiques, les organisations patronales et syndicales et les médias à marteler l’idée que le consumérisme n’était pas un penchant coupable, mais tout au contraire une responsabilité civique. Tous étaient d’accord : la consommation de masse améliorerait le niveau de vie de tous les Américains. Elle enclencherait un cercle vertueux où une consommation accrue stimulerait la production, engendrerait des emplois rémunérateurs et des consommateurs prospères, qui stimuleraient à leur tour l’économie avec leurs dépenses. Comme le Bride Magazine, sorte de manuel de la jeune mariée, l’écrivait à ses lectrices, en achetant « la douzaine de choses que vous n’avez jamais achetées, voire auxquelles vous n’aviez jamais songé auparavant, vous contribuez à la sécurité des industries de ce pays… Ce que vous achetez et la manière dont vous l’achetez est vital non seulement pour votre nouvelle vie, mais pour l’“American way of life” dans son ensemble. »

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Cette économie de la consommation de masse promettait non seulement la prospérité, mais recelait aussi une promesse démocratique. À mesure que les Américains vivraient mieux et auraient moins de raisons de jalouser leurs voisins, le rêve d’une Amérique égalitaire se réaliserait enfin. De fait, les politiciens ne se lassaient pas d’attribuer la supériorité politique et économique des États-Unis sur l’Union soviétique à la répartition plus démocratique des biens de consommation qui prévalait en Amérique. En 1959, lors de l’American Trade Exhibition de Moscou, une vitrine de l’industrie américaine en terre russe, le vice-président Richard Nixon alla jusqu’à dire qu’avec les maisons, les télévisions et les radios qu’ils possédaient, les Américains s’étaient plus rapprochés de l’idéal marxiste d’une société sans classes que les Soviétiques eux-mêmes…

Le modèle américain était d’autant plus séduisant qu’il promettait d’atteindre une société plus égalitaire sans recourir à une politique agressive de répartition des richesses. On considérait plutôt qu’une croissance économique perpétuelle, fondée sur la progression parallèle de la productivité et du pouvoir d’achat, permettrait d’accroître le gâteau sans avoir à réduire la part de chacun. De manière significative, quand, en 1950, le président Harry Truman proposa aux Américains d’« atteindre un meilleur niveau de vie pour toutes les familles travailleuses » en une décennie, il leur donna l’assurance que « l’accroissement du niveau de vie (des) familles les plus pauvres ne se (ferait) pas aux dépens des autres ».