Dans Le Marchand de Venise, Antonio, commerçant, emprunte 3 000 ducats 1 à l’usurier juif Shylock pour rendre service à son ami. Il signe un contrat où il autorise Shylock à lui prélever une livre de chair (ce qui le condamnerait à une mort lente) en cas de défaillance. En fait, il est sûr de pouvoir le rembourser car il attend une cargaison de marchandises. Mais la flotte espérée n’arrive pas à temps, et Shylock, qui veut se venger des humiliations que lui font subir les chrétiens, insiste pour appliquer le contrat…
La célèbre pièce de William Shakespeare est souvent le point de départ des analyses sur le prix de la vie. « L’opprobre jeté sur le prêteur du Marchand de Venise reste vif tant l’impératif moral de séparer les domaines du marché de celui de la vie semble aller de soi » écrit l’économiste François-Xavier Albouy 2. « Une vie n’a pas de prix ! », dit en effet l’adage.
On ne peut cependant occulter que toute vie a son équivalent matériel, affirme Ariel Colonomos. Qu’elle soit l’objet d’intérêts économiques, militaires ou humanitaires, la vie des individus donne bien lieu à des évaluations qui demeurent au centre des questions politiques. Dans son dernier livre, Un prix à la vie, sous-titré « Le défi politique de la juste mesure » 3, ce politiste, professeur à l’IEP-Paris et chercheur au Ceri, analyse sur la longue durée la manière dont les États ont évalué les vies. Sa réflexion le conduit à ce que devrait être le juste prix de la vie humaine.
Deux formes d’États se sont constituées successivement au fil de l’histoire et coexistent toujours aujourd’hui : l’« État patriarcal » et « l’État philanthropique ». L’État patriarcal « soupèse les vies à l’aune de ses intérêts » ; l’État philanthropique « soupèse ses intérêts à l’aune des vies ». Selon les contextes, l’histoire et la culture, on trouve des dosages différents de chacune de ces formules. Les États paient avec des vies la poursuite de leurs intérêts, mais aussi, pour des vies lorsqu’ils décident de sauver des personnes ou de réparer des injustices.
La crise de la covid-19 constitue « une illustration spectaculaire 4 » de ces deux formules, mentionne A. Colonomos : certains gouvernants ont accepté de sacrifier des vies en refusant le confinement pour privilégier la marche de l’économie, d’autres ont opté pour la protection de leur population au prix des intérêts étatiques. Tous les gouvernements ont dû procéder à des arbitrages et ont accepté de faire des choix coûteux, quitte parfois à opérer des revirements. Ce fut le cas du Premier ministre britannique Boris Johnson qui, au début de la crise, a déclaré : « Nous devons accepter de perdre des êtres chers », puis a changé d’avis face aux prédictions des épidémiologistes qui annonçaient un coût humain effroyablement élevé en cas de non-confinement.
De l’État patriarcal à l’État philanthropique
Dans son livre (écrit avant la pandémie), A. Colonomos multiplie les exemples historiques pour développer sa thèse. L’État patriarcal est né avec les États modernes, tel que théorisé par le philosophe anglais Thomas Hobbes dans son livre Léviathan (1651) 5. Le Léviathan, c’est ce « monstre froid » que représente l’État souverain. L’État patriarcal s’est illustré par exemple lors des sanctions économiques décrétées par les Nations unies contre l’Irak, au début des années 1990. « Ça vaut le prix », avait déclaré la diplomate américaine Madeleine Albright, alors qu’on lui signalait que cet embargo avait coûté la vie à 226 000 enfants de moins de 5 ans. Les critiques véhémentes de ceux qui s’insurgeaient contre de tels calculs avaient été de peu de poids face aux intérêts des ennemis de l’Irak. De même que lors de la guerre du Vietnam, Richard Nixon et Henry Kissinger ont été les cerveaux de « ce Léviathan monstrueux » dans lequel les États-Unis ont sacrifié plus de 58 000 soldats au nom de la lutte contre le communisme et de l’intérêt national, et provoqué la mort de plusieurs millions de Vietnamiens.
Au cours du 20e siècle cependant, les choses commencent à changer. Le principe éthique de responsabilité, formulé par le sociologue Max Weber 6, entre dans les esprits. Les gouvernants sont considérés comme responsables de leurs actions. « Une transition s’opère depuis une raison politique vers une raison juridique et cosmopolitique. » Les conventions de Genève au sortir de la Seconde Guerre mondiale sont destinées à protéger les civils, les humanitaires et les prisonniers de guerre. Avec la montée d’une vision plus kantienne de la valeur de l’être humain et de sa dignité, l’extension des idées altruistes et le développement des organisations humanitaires, « le patriarcalisme étatique devient inacceptable tandis que se développe le philanthropisme, fondé sur une théorie de la victime ».