Bernard de Bluet d’Arbères, comte de Permission (1566-1606)
Il pourrait être le saint patron des fous littéraires, non seulement parce que c’est l’un des plus anciens que nous connaissons, mais aussi parce qu’il fut le seul à chercher une reconnaissance d’écrivain en ne sachant ni lire, ni écrire.Bernard Bluet naît au village d’Arbères, dans le pays de Gex, en 1566. À peine adolescent, il fugue à travers la Savoie pour courir l’aventure. Il exerce divers métiers, puis devient le protégé du gouverneur de Montmélian, qui envisage même de le marier à l’une de ses nièces. Mais le jeune parvenu, qui se fait appeler de Bluet d’Arbères, ne l’entend pas de cette oreille, la promise n’étant pas à son goût : loin de profiter de l’aubaine, il s’inflige des mortifications pour échapper aux fiançailles et se découvre une vocation prophétique. Pendant quinze ans, il vit en ermite dans les montagnes, errant parfois avec une chapelle à roulettes qui lui permet de prier sitôt qu’un lieu l’inspire. Le duc de Savoie, Charles-Emmanuel Ier, le découvre, s’en entiche, l’habille en prince, et en fait son souffre-douleur. « Il me fit monter sur un arbre, puis me fit faire une grande prédication, & ce pendant il fit couper ledict arbre, & quand je voulois descendre on me jetait des pierres & cailloux, tellement qu’en fin je fus contrainct de me laisser tomber avec ledict arbre, en me recommandant à Dieu, lequel me sauva. »
Autoproclamé comte de Permission suite à une injonction divine, Bluet accompagne son tortionnaire à la cour d’Henri IV, en 1599, lors d’un voyage diplomatique, et en profite pour lui fausser compagnie. Il va passer les sept années suivantes à vivre de l’aumône accordée par la noblesse parisienne, qui le considère à son insu comme un bouffon, et à dicter des ouvrages visant, vainement, à le faire prendre au sérieux.
Le prophète qui prédit le passé
Car cet analphabète a toujours voulu passer pour un lettré. Enfant, il feignait de savoir lire en espérant gagner le respect des paysans. Adulte, il tente de transformer son illettrisme en gage de compétence : son ignorance garantit selon lui la légitimité de son propos d’écrivain, inspiré non par ses lectures, mais par Dieu seul. « Le comte de Permission vous déclare, qu’il ne sçait lire ny escrire, & n’a jamais apris ny estudié, à cause qu’il est sorty de pauvres gens & de mespris : & ce n’est que par l’inspiration de Dieu, & du sainct Esprit : & toute ma science je l’ay apris à contempler & prier Dieu. Je vous déclare que je ne va point aux prédications, & ne veux apprendre de personne : c’est pour m’asseurer plus avecques Dieu : c’est pour rendre les merveilles de Dieu plus miraculeuses, afin que le monde n’aye point de sujet que j’aye apris d’eux. »
Bluet dictera ainsi 113 opuscules réunis sous le titre général d’Intitulation. Ce qui, en langage du temps, signifie « titre » ! Éclectiques et broussailleux, ses livres sont truffés de centaines de récits de rêves et d’hallucinations qui feraient le régal d’un psychanalyste. Mais les textes les plus fascinants peut-être sont autobiographiques, et nous livrent une multitude de détails sur sa vie d’enfant au village, ses tentatives de rébellion contre Charles-Emmanuel, sans oublier la recette pour devenir saint en autodidacte. Tentatives de castration au rasoir, privation volontaire de sommeil, tout y passe. Au fil des anecdotes et des signes cliniques, on découvre l’éclatement progressif de la personnalité du malheureux Bluet, que l’on raille à l’époque comme le prophète qui prédit le passé. « Je voyois le soleil à ma fenestre, lequel me cria ouvre moy la porte que j’entre en la maison, je veux entrer & tu me fermes tousjours la porte. (…) Je voyois que j’allois à la hauteur de la terre de trois clochies & que j’allois invisible par tout le monde, & j’allois annonçant aux peuples regardez, regardez la grandeur de mon Dieu je passe les rivières sans toucher l’eau je m’eslevois comme une plume par la grâce que mon Dieu m’avoit faite. »
Bluet mourra en 1606 dans des circonstances obscures, apparemment suite à des privations visant à conjurer une épidémie de peste. D’une certaine façon, il a réussi à passer pour écrivain : ses contemporains le considéraient comme l’exemple proverbial du scribouillard. Évoqué en passant dans les recueils d’anecdotes littéraires, le comte de Permission, avec les quelque 1 500 pages jamais rééditées de son Intitulation, attend patiemment qu’on le lise enfin.