Aborder le nationalisme sous l’angle de l’idéologie relève de la fausse évidence. En effet, de nombreux théoriciens de cette notion ont longtemps refusé d’interpréter ce phénomène à partir des idées qu’il véhiculait… Nous pensons, pour notre part, qu’il est essentiel de prendre en compte la dimension idéologique du nationalisme. On s’aperçoit alors qu’il existe deux conceptions différentes de cet « isme » dont il ne faut toutefois pas exagérer l’opposition car elles partagent de nombreux points communs.
Le nationalisme se définit par l’allégeance active qu’un groupe donné prête à une nation (qu’elle soit instituée : un État-nation, ou désirée au nom du séparatisme ou de l’indépendantisme, etc.). L’allégeance du groupe est manifestée par les symboles dans lesquels ses membres se reconnaissent, par les intérêts collectifs qu’ils défendent et les traits culturels qu’ils partagent. Les critères politiques, économiques et culturels que recouvre cette définition peuvent ne pas être tous vérifiés en totalité. Il n’est par exemple pas nécessaire que les membres du groupe en question parlent la même langue et pratiquent la même religion. Mais un nombre minimum de facteurs en coïncidence est requis, le plus important d’entre eux étant le premier cité, à savoir le fait de s’identifier collectivement à une réalité politique (l’État-nation) ou à un projet national d’une façon manifeste, et pas à d’autres – voire en réaction à d’autres nationalismes. En cela, le nationalisme est une idéologie.
Or, les théoriciens du nationalisme ont souvent sous-estimé l’importance de l’idéologie dans la formation de cette allégeance nationaliste. Ainsi, l’école du « nation-building », qui s’est développée aux États-Unis dans les années 1950-1960, a regardé le nationalisme comme la conséquence logique d’un processus de modernisation. Ce processus est caractérisé par une grande intégration sociale des individus au moyen de l’urbanisation, de l’industrialisation, de l’éducation de masse, etc. La société se trouve alors « mobilisée » (1), et le nationalisme apparaît comme un sentiment collectif nouveau, une conscience naturelle d’appartenance nationale qui n’a pas besoin d’un système d’idées pour être véhiculée. Chez les tenants de cette école, l’usage du terme « nationalisme » est même un abus de langage.
Quand les nationalistes refoulent l’idéologie
Un autre courant, celui des « instrumentalistes », utilise le mot à bon escient, mais pour faire tout autant l’impasse sur sa dimension idéologique. Pour eux, le nationalisme est un ensemble de stratégies mises en œuvre par des entrepreneurs politiques. Ceux-ci sont désireux de définir un groupe parce qu’ils pourront ensuite le mobiliser dans leur quête du pouvoir. C’est le cas d’Ernest Gellner, qui met l’accent sur la rivalité opposant les élites issues de différents groupes ethniques dont l’accès aux ressources économiques est fortement inégal (2). Tandis que Paul Brass s’intéresse davantage à la manipulation de symboles d’identité par des politiciens populistes (3). Mais tous deux offrent une même lecture matérialiste et « power oriented » du nationalisme, sa dimension idéologique n’apparaissant que comme un habillage ex post. De Karl Deutsch à P. Brass en passant par E. Gellner, la plupart des théoriciens du nationalisme se sont donc abstenus d’y voir une idéologie.