Charles Darwin n’a abordé la question des langues que très brièvement dans son œuvre : une vingtaine de lignes dans L’Origine des espèces (1859) et quelques pages dans La Descendance de l’homme (1881). Mais, au cours des années 1990, ses idées ont inspiré plusieurs linguistes, et les ont amenés à inventer de nouvelles disciplines nommées, selon le cas écologie des langues, écologie linguistique, ou encore écolinguistique. Leurs contenus, à vrai dire, ne sont pas identiques, mais toutes ont leurs sources dans la même image : tout comme une niche écologique est constituée d’un biotope et des espèces qui y vivent, une niche écolinguistique est constituée par une communauté sociale et des langues que l’on y parle. Comme les espèces vivantes, les langues changent avec le temps. Elles ont leur origine dans une autre langue ou bien procèdent du croisement de plusieurs langues. Comme les espèces vivantes, les langues cohabitent avec d’autres langues, et donnent naissance à de nouvelles. Toutes les variantes de l’écologie des langues partent de ces mêmes prémisses. Certaines s’intéressent en particulier à la protection des langues menacées de disparition, mais d’autres ont pour objectif de comprendre la manière dont toutes les langues du monde évoluent.
Perturbations écolinguistiques
Selon Darwin, les moteurs de l’évolution du vivant sont la sélection naturelle (par le milieu) et la sélection sexuelle (par des individus de la même espèce). Darwin ne donne que quelques éléments de réflexion sur ces notions, mais les travaux des sociolinguistes ont montré qu’il existait des langues dominantes et des langues dominées, avec un effet analogue à celui de la sélection naturelle. Quant à la sélection intraspécifique, on en retrouve l’effet sur les langues, mais de manière complexe. En effet, une langue évolue à la fois sous la pression de facteurs internes (le système verbal français tend vers une régularisation, tous les néologismes verbaux étant du premier groupe, le plus facile à conjuguer) et par le biais de l’acclimatation. Darwin suggérait que l’évolution interne des langues relevait d’un principe de sélection, mais c’est surtout dans les rapports entre les langues que cette logique éliminatoire est facilement observable. Or, une langue est en réalité un ensemble de variantes, de formes dialectales, que le pouvoir standardise et parfois « centralise », mais qui demeure, pour le linguiste, multiple. Une variante ou un dialecte peut être considérée comme une langue en sursis ou comme une langue en devenir. On peut classer dans la première catégorie les formes régionales d’une langue nationale que la centralisation politique et linguistique condamne en les unifiant et les langues régionales minoritaires, et dans la seconde les formes locales que certaines langues sont en train de prendre à travers le monde (anglais de Hong Kong, ou français du Canada).