Penser, c'est prédire

La théorie du cerveau statisticien est en train de révolutionner les sciences de la cognition. Une révolution théorique d’autant plus étonnante qu’elle repose sur une idée formulée il y a trois siècles.

Vous arrivez au travail, un collègue vous tend la main. Aussitôt, vous tendez la vôtre sans réfléchir, il ne vous vient pas à l’esprit qu’au dernier moment, il va la relever pour vous faire une blague. Un autre collègue vous tend la joue : c’est pour faire la bise bien sûr, pas pour recevoir une gifle. Un peu plus tard, vous ouvrez votre ordinateur à la recherche d’une information sur Google – la date de naissance de Mozart par exemple. À peine avez-vous tapé les trois premières lettres, /m-o-z/, que déjà s’affiche une proposition « Mozart ». Mieux, vous faites une erreur de frappe (« Morzat »), l’ordinateur rectifie et vous propose la bonne orthographe ! Comment s’y prend-il pour anticiper sur votre intention ? Pourquoi « Mozart » et pas « Mozambique », « mozzarella » qui commencent eux aussi par /m-o-z/ ? Tout simplement parce que cette requête est la plus courante sur Google.

La raison de ces anticipations fondées sur l’expérience passée relève d’une démarche de « statistique subjective ». Celle-ci suppose que le cerveau, ou un bon moteur de recherche, ne fonctionne pas en traitant un grand nombre d’informations pour ensuite construire une représentation élaborée d’une situation. Il ne fait que solliciter rapidement des schémas mentaux simples et routiniers à partir d’indices élémentaires sur le mode : tendre la main = dire bonjour = > tendre sa main en retour. Le procédé est rapide et très économique, même s’il ne garantit pas la réponse à 100 % (la blague de votre collègue est toujours possible).

Quand on y réfléchit, notre cerveau procède de même à tout bout de champ. Autre exemple courant : quand on parle avec quelqu’un, il arrive souvent que l’on ne finisse pas ses phrases, comme si les premiers mots suffisaient pour anticiper la suite. « Je lui ai dit qu’il aille se faire… » Voir ? Mettre ? Foutre ? Cuire un œuf ? La suite importe peu, vous avez interprété en gros le sens du message. Il y a peu de chance que votre interlocuteur ait voulu dire quelque chose du genre : « Qu’il aille se faire couper les cheveux » ou « se faire une tartine de Nutella ».

Tendre la main, interpréter les paroles d’autrui, faire un diagnostic médical, faire des mots croisés, lire un texte, trouver une théorie scientifique…, le cerveau n’arrête pas de faire des prédictions pour communiquer, agir, penser… Il utilise quelques indices pour en tirer des conclusions vraisemblables. Si de nouvelles informations viennent contredire les croyances préalables, alors seulement il va changer de cadre d’interprétation.

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Le cerveau statisticien

Le cerveau humain ne serait-il qu’une une machine à faire des prédictions : telle est l’idée centrale du « cerveau prédictif », un modèle du fonctionnement de l’esprit qui est en train de se répandre comme une traînée de poudre dans les sciences cognitives. Stanislas Dehaene, professeur au Collège de France, n’hésite pas à parler de « révolution » dans le domaine des sciences cognitives, et a décidé d’y consacrer son séminaire 2011-2012 1.

Le succès de cette théorie « du cerveau statisticien » est d’autant plus étonnant qu’elle repose sur une formule mathématique inventée par un pasteur britannique au XVIIIe siècle – à l’époque de Mozart et de Diderot – et longtemps restée marginale (lire encadré ci-dessous).