En 1683, au seuil du siècle des Lumières, Pierre Bayle soutient, au grand scandale de ses contemporains qu’une société d’athées est non seulement concevable, mais qu’elle serait même tout à fait paisible et vertueuse. Pour P. Bayle, l’homme peut très bien vivre sans Dieu, la moralité étant indépendante de la foi. Depuis, cette question taraude la modernité, bien que son sens et son inflexion varient selon l’époque. Au 18e siècle, on demande si l’on « peut vivre sans Dieu » pour affirmer la souveraineté de la raison et pour contester la légitimation religieuse de l’ordre politique. Au 19e siècle, c’est un moyen de souligner les conséquences morales des avancées scientifiques, notamment la théorie de l’évolution. Au 20e siècle, cette question est posée pour méditer sur la condition humaine à l’ère du nihilisme moral incarné par les guerres mondiales et le totalitarisme.
Si la question « peut-on vivre sans Dieu ? », en ce début du 21e siècle, semble n’avoir rien perdu de son actualité, elle se pose sans doute dans un contexte nouveau. Le phénomène surnommé « le retour du religieux » – le désenchantement suscité par la société laïque se traduit, un peu partout dans le monde, par une réaffirmation de la foi, traditionnelle ou autre – a provoqué, à son tour, l’émergence d’un athéisme effronté. Les nouvelles ambitions de la science, que ce soit dans la physique, la cosmologie, la psychologie évolutionniste et les neurosciences, ont aussi leur impact sur la compréhension du fait religieux. Enfin, à une époque où, du moins en Occident, les religions ont trouvé leur place dans la société laïque, on constate l’émergence d’une nouvelle conscience historique et philosophique qui est sensible à la porosité des rapports entre l’héritage religieux et la modernité laïque.
« Une foi adulte »
Peut-on donc vivre sans Dieu ? À cette question, on identifie trois larges réponses, chacune correspondant à un éventail de positions théologiques, philosophiques, ou scientifiques. Il y a ceux qui répondent non : les théistes. Ensuite, il y a ceux qui disent oui, voire « sans problème » : les athées. Enfin, il y a la position la plus nuancée, qui répond : « À voir ; mais tout dépend de ce que l’on entend par “Dieu” (et, partant, par “religion”) ».
À l’heure actuelle, les croyants ont-ils quelque chose de nouveau à dire pour justifier leur foi ? En Europe et en Amérique – région auxquelles se limite cet article –, il y a un dénominateur commun aux différentes obédiences : c’est l’affirmation que la foi en Dieu inocule l’homme contre les dangers de la modernité. C’est le propos par exemple du cardinal Joseph Ratzinger, mieux connu sous le nom de Benoît XVI et désormais pape émérite. Dans son homélie devant le conclave de novembre 2005 (qui finira par le nommer pape), J. Ratzinger lance un réquisitoire sévère contre les croyances contemporaines : « Combien de vents de la doctrine avons-nous connus au cours des dernières décennies, combien de courants idéologiques, combien de modes de la pensée (…) ? Du marxisme au libéralisme, jusqu’au libertinisme ; du collectivisme à l’individualisme radical ; de l’athéisme à un vague mysticisme religieux ; de l’agnosticisme au syncrétisme et ainsi de suite. » Il en conclut : « L’on est en train de mettre sur pied une dictature du relativisme qui ne reconnaît rien comme définitif et qui donne comme mesure ultime uniquement son propre ego et ses désirs. »