Que mesure le pouvoir d’achat ?
Depuis plusieurs mois, le pouvoir d’achat semble être une notion à la mode, notamment dans les médias. Les politiques l’utilisent, les journalistes, les « experts », et même de récents mouvements sociaux comme les manifestations des personnes âgées en 2006 et de l’Éducation nationale début 2007 ont placé le pouvoir d’achat en première revendication. Bref, ce terme a largement remplacé dans le discours public d’autres notions comme les salaires ou les revenus, voire la pauvreté. À travers plusieurs campagnes publicitaires de la grande distribution, le pouvoir d’achat est même devenu un argument de vente. Mais que signifie ce terme ? Que mesure-t-il ?
On a peut-être tendance à l’oublier mais c’est d’abord un indicateur économique utilisé par la comptabilité nationale. En général, on parle de pouvoir d’achat pour désigner de façon raccourcie le « pouvoir d’achat du revenu disponible brut des ménages (ou revenu réel disponible) », comme le rappelle l’Insee, qui précise « qu’il s’agit d’un concept macroéconomique classique, calculé dans le cadre global cohérent de la comptabilité nationale et sur des bases harmonisées au plan international ».
L’évolution du pouvoir d’achat se calcule en déduisant l’augmentation des prix de la croissance des revenus. Il y a donc une autre nuance à apporter : l’indice des prix à la consommation utilisé dans la réalisation de ces calculs reflète l’évolution du prix d’un panier type de biens et services représentant la consommation de l’ensemble des ménages. Or, chaque catégorie de la population a sa propre structure de consommation.
Dans ce cadre, au cours de ces dernières années, la croissance du pouvoir d’achat a indéniablement ralenti. Alors que le pouvoir d’achat augmentait d’environ 3,5 % par an jusqu’en 2002, sa progression a ralenti très fortement en 2003, puis a évolué en 2004 à un rythme sensiblement plus faible que la période précédente. Alors pourquoi les Français ont-ils l’impression que leur pouvoir d’achat a largement baissé ? Pour l’Insee, les indicateurs sont fiables. Mais ils ne sont valables que si l’on considère l’ensemble des ménages quels que soient leur taille, la catégorie socioprofessionnelle, les habitudes de consommation et le revenu. En effet, il n’existe pas un Français type. En dehors des mesures statistiques macroéconomiques de l’activité, il existe bien des gagnants et des perdants. Pour comprendre le sentiment général d’une baisse du pouvoir d’achat, d’autres indicateurs sont nécessairement à prendre en compte, c’est-à-dire ceux qui mesurent les inégalités de revenus et de niveaux de vie.
Pouvoir d’achat, niveau de vie, salaires, quels liens ?
Si l’on tient compte des évolutions démographiques, le ralentissement de la croissance du pouvoir d’achat est amplifié. On observe même des tendances à la baisse. Ce phénomène est essentiellement dû à l’accroissement de la population et celui, plus important encore, du nombre des ménages, du fait du vieillissement, et des divorces (familles monoparentales). Ainsi le pouvoir d’achat par personne a baissé en 2003 de 0,2 % et a légèrement augmenté en 2004 à la hauteur de 1 %, c’est-à-dire à un rythme plus lent que par le passé.Ainsi, en termes de salaires individuels, l’évolution du pouvoir d’achat est encore moindre au cours des années récentes. Entre 2002 et 2003, les salaires nets versés pour les postes de travail à temps complet ont diminué, en euros constants, de 0,3 % dans les entreprises du secteur privé et semi-public, et de 0,5 % dans la fonction publique d’État. Précisons : le pouvoir d’achat du salaire est la quantité de biens et de services que l’on peut acheter avec une unité de salaire. Son évolution est directement liée à celles des prix et des salaires. Si les prix augmentent dans un environnement où les salaires sont constants, le pouvoir d’achat diminue, alors que si la hausse des salaires est supérieure à celle des prix, le pouvoir d’achat pourra augmenter. Résultat, lorsque l’on revendique plus de pouvoir d’achat, la solution ne passe pas forcément par une hausse des salaires et peut très bien correspondre à une baisse des prix, mais celle-ci peut être rattrapée au final par des baisses de salaires. À titre d’exemple, si les entreprises low cost dans les transports ou les télécommunications proposent aux consommateurs des prix toujours moins chers, c’est en se rattrapant sur les conditions salariales de leurs employés.
Finalement, derrière le débat sur le pouvoir d’achat, ce qui se joue ce sont les politiques économiques que l’État décide de mettre en œuvre. Or, les arbitrages à venir sont généralement peu explicités ces derniers temps.
D’ailleurs, les salaires ne sont qu’une composante du revenu. Et, de plus, les ménages comptent fréquemment plusieurs personnes qui contribuent à leurs ressources. C’est là qu’un autre indicateur entre en jeu, le niveau de vie. Concept distinct du salaire, il s’agit du revenu d’un ménage (y compris les prestations sociales et après déductions des impôts), divisé par le nombre d’unités de consommationu du ménage. Le niveau de vie est une notion plus large que le pouvoir d’achat car il tient compte de l’accès aux services de santé, et des politiques de redistribution impulsées par l’État.
Y a-t-il une baisse du pouvoir d’achat ?
Depuis le passage à l’euro en 2002, la hausse des prix mesurée par les statistiques de l’Insee et sa perception par la population française divergent radicalement. Dans la réalité, les prix ont beaucoup moins dérapé qu’on le croit, notamment parce que les pouvoirs publics ont anticipé un tel phénomène en invitant les différents secteurs à geler temporairement leurs prix. En fait, seules quelques augmentations inhabituelles ont été relevées, mais concernant des biens fréquemment achetés (pain, essence, tabac). Ainsi, Pascale Hébel, directrice du département consommation du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc), explique : « Même si les prix des marques dans la grande distribution avaient connu une hausse sensible dans la période récente, la cause réelle de la dégradation du pouvoir d’achat n’était pas l’inflation, qui restait raisonnable au niveau global, mais bien la stagnation des revenus. Cependant, le choix de Nicolas Sarkozy de tenter de redonner du pouvoir d’achat par une baisse des prix a focalisé l’attention sur ces derniers. L’idée s’est imposée que là résidait le problème (1). »
À la stagnation des revenus s’ajoute le fait que les ménages sont de plus en plus contraints par des dépenses à engagement contractuel (sommes dépensées en début de mois), avant même tout arbitrage en matière de dépenses courantes : logement, eau, gaz, électricité, et autres combustibles, communications (prélèvements automatiques obligatoires), assurances et marchés financiers. Les dépenses contraintes représentent entre 31 % et 37 % des dépenses de consommation finale des ménages et un peu plus du quart de leur revenu disponible brut, en légère hausse depuis 2002. En prenant en compte les remboursements d’emprunts, les dépenses à caractère contractuel atteignent près de la moitié des dépenses des ménages. Comme à partir de 2004, la hausse des loyers et des prix des produits pétroliers ont été les principaux moteurs de l’inflation, de nombreux ménages se sont retrouvés en difficulté. D’autant qu’avec l’intérêt pour les nouvelles technologies (lecteurs de DVD, écrans plats, ordinateurs), on a assisté à une forte remontée du crédit à la consommation depuis deux ans, et les découverts bancaires ont atteint des records : ils concernent en 2005 un ménage français sur quatre. Dans ce contexte, il faut noter que l’inflation affecte davantage les catégories socioprofessionnelles les plus modestes : les ouvriers et les chômeurs ont en effet la structure de consommation la plus défavorable au regard de l’évolution des prix et des biens et services qu’ils consomment habituellement.
NOTE
(1) Citée par M. Chevalier, « Pourquoi les Français trouvent la vie chère », Alternatives économiques, n° 251, octobre 2006.