Radiographie des suicides au travail

La récente vague de suicides au travail a amené à s’interroger sur les raisons qui peuvent pousser certains salariés à commettre l’irréparable.

Difficile d’évoquer avec des mots assez forts le malaise qui règne dans les plus grandes entreprises de l’Hexagone. Nombreuses sont celles à avoir connu un cas de suicide au travail au cours des deux dernières années. Rappelons les faits : depuis 2006, rien qu’au technocentre de Renault-Guyancourt, le lieu de conception des nouveaux modèles du constructeur, quatre salariés ont mis fin à leurs jours, dont trois dans les locaux de l’entreprise. Depuis 2007, trois salariés ont fait le grand saut à Peugeot, deux à BNP-Paribas. Les sociétés IBM, France Télécom, la banque HSBC, la société de restauration d’entreprise Sodexho ou encore les entreprises publiques La Poste et EDF ont elles aussi vécu un cas de suicide au travail au cours des derniers mois.

Depuis que les médias tiennent le décompte de cette série noire, la cause est entendue : l’entreprise est coupable. Le suicide apparaît même comme la forme ultime du malaise au travail, comme si l’on avait assisté en l’espace de quelques années à un lent crescendo : troubles musculo-squelettiques, burn-out, harcèlement déboucheraient à présent sur la conclusion logique et irréparable, la mort.

Le suicide sur le lieu de travail est-il pourtant un phénomène si nouveau que cela ? Pas de l’avis de psychiatres intervenant en entreprises. Le psychiatre Éric Albert, directeur de l’Ifas (Institut français de l’anxiété et du stress), cabinet spécialisé dans la prévention du stress professionnel, affirme ainsi avoir été confronté à des « dizaines de cas » depuis le début des années 1990. Même son de cloche chez Patrick Légeron, directeur du cabinet Stimulus et coauteur d’un récent rapport sur le stress au travail (1) : « Certaines entreprises comptabilisent elles-mêmes le nombre de suicides survenant en leur sein : EDF enregistre en moyenne deux suicides par an, chiffre stable depuis plusieurs années », rapporte-t-il. L’INRS (Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles) situe quant à lui le début de la vague à la fin des années 1990, période à laquelle les médecins du travail commencent à rapporter des cas de suicides sur le lieu de travail (2).

Si le phénomène du suicide au travail a bien précédé de plusieurs années l’attention publique qui lui est accordée aujourd’hui, certains chercheurs y voient néanmoins un phénomène fondamentalement inédit. « Il y a toujours eu des suicides au travail, mais ils concernaient des professions spécifiques, comme celle des agriculteurs confrontés à la solitude ou au surendettement, ou celle des policiers, un métier où les agents expérimentent la violence au quotidien, rappelle la sociologue Nicole Aubert, professeure à l’École supérieure de commerce de Paris (ESCP-EAP). Aujourd’hui, les suicides surviennent dans une grande diversité d’entreprises, en particulier les plus exposées à la concurrence internationale, comme celles du secteur automobile. Outre le fait qu’ils sont souvent perpétrés sur le lieu de travail, signe que quelque chose ne va pas dans l’entreprise, les suicides auxquels nous assistons aujourd’hui frappent par leur brutalité : défenestrations, sauts dans le vide, pendaisons. »

(1) P. Nasse et P. Légeron, « Rapport sur la détermination, la mesure et le suivi des risques psychosociaux au travail », ministère du Travail, mars 2008.(2) INRS, « Suicide en lien avec le travail », disponible sur (3) Il s’agit d’une extrapolation des chiffres obtenus par M. Gournay, F. Laniece et I. Kryvenac, « Études des suicides liés au travail en Basse-Normandie », , n° 12, 2004, enquête menée en 2002.(4) Technologia, « Technocentre de Renault de Guyancourt », rapport CHSCT, janvier 2008.(5) INRS, (6) P. Nasse et P. Légeron, (7) N. Aubert et V. de Gaulejac, , 1990, nouv. éd., 2007. (8) N. Aubert, « Violences du temps et pathologies hypermodernes », à paraître dans , n° 78, septembre 2008.