Dans les récentes affaires criminelles qui ont frappé l’opinion publique et relancé le débat sur la récidive, un mot revient sans cesse, celui de « dangerosité ». Désormais on demande aux experts psychiatres ou psychologues d’être devins : cet ancien criminel va-t-il récidiver ? C’est donc en vertu de cette dangerosité qu’a été instaurée la loi du 25 février 2008 sur la rétention de sûreté, qui vise à maintenir enfermés les prisonniers en fin de peine mais présentant un risque très élevé de récidive, parce qu’ils souffrent d’un trouble grave de la personnalité. Mais peut-on vraiment prédire scientifiquement le comportement d’un individu ? Professeure de psychopathologie à l’université de Paris-X, Anne Andronikof dirige le laboratoire IPSE (psychopathologie de l’identité, de la pensée et processus de santé) qui se spécialise dans l’étude du passage à l’acte et des pathologies du soi. Elle a été pendant une quinzaine d’années experte auprès la cour d’appel de Paris. Elle revient ici sur les différents problèmes posés par cette loi et ses dérives potentielles, notamment les amalgames fréquents et regrettables entre malade mental et personne dangereuse.
Pouvez-vous nous rappeler le principe de la loi relative à la rétention de sûreté et à la déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental ?
Le code pénal français, en 1810 (code Napoléon, article 64), introduit la notion d’irresponsabilité pénale. Déclarer que l’auteur d’un crime est irresponsable devant la loi – parce qu’au moment de commettre son acte il se trouvait dans un état psychique gravement perturbé qui lui avait ôté toute capacité de discernement ou de contrôle de ses actes – est une avancée majeure des lois républicaines. Ceci permet d’incarcérer un « fou », un « dément » dans un établissement de soin spécialisé plutôt que dans une prison qui n’est pas équipée pour le soigner. Le nouveau code pénal de 1994 a conservé cette notion, en la reformulant (article 122-1, 1er alinéa).
La loi du 25 février 2008, modifiée par la loi du 10 mars 2010, instaure, elle, la possibilité de placer dans un lieu de soin (centre socio-médico-judiciaire de sûreté), pour une durée d’un an renouvelable, une personne qui, après avoir purgé sa peine, est considérée comme particulièrement dangereuse, malgré la prise en charge médicale, sociale et psychologique dont elle aurait bénéficié pendant son incarcération. Seules les personnes qui avaient été condamnées pour des faits particulièrement graves sont concernées par cette mesure, qui ne peut être appliquée que si son éventualité avait été mentionnée dans le jugement initial. L’évaluation de la dangerosité est effectuée au moins un an avant la date prévue de libération par une commission pluridisciplinaire composée d’un magistrat, d’un préfet, d’un psychiatre, d’un psychologue, d’un directeur des services pénitentiaires, d’un avocat et d’un représentant d’une association nationale d’aide aux victimes.
Cette loi, qui introduit la notion nouvelle de « rétention de sûreté », comporte aussi des articles qui modifient et précisent les procédures qui s’appliquent pour la déclaration d’une irresponsabilité pénale. Toutefois, cette loi n’introduit aucun changement quant à la définition de la clause d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental, et on peut regretter que les modifications de procédure aient été proposées dans le même texte. Cette association malvenue risque d’entretenir dans le public l’amalgame entre irresponsabilité et dangerosité. Il me paraît en effet essentiel de ne pas confondre la notion d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental, et la rétention de sûreté. L’irresponsabilité pénale n’a strictement rien à voir avec la notion de « dangerosité ». Le public gagnerait beaucoup à mieux comprendre le bien-fondé et le sens du 1er paragraphe de l’article 122-1, ce qui éviterait les dérives passionnelles actuelles, entretenues par le tam-tam des médias qui font de la punition du coupable une condition sine qua non du salut de la victime, de sa famille, et de la société en général. Ce qui équivaut à retomber à un niveau primitif de justice populaire (lynchage, lapidation), motivée par le désir de vengeance et alimentée par la colère, l’indignation, la douleur. La punition d’un coupable ne doit pas être considérée comme « thérapeutique » pour sa victime.
En revanche, la loi qui instaure la rétention de sûreté fait entrer la justice dans une zone dangereuse où se trouvent confondues sa dimension première, à savoir la sanction d’un acte transgressif commis, et une logique de prévention qui lui est ontologiquement étrangère. Jusqu’à cette loi, la justice intervenait post delictum et, une fois la peine purgée, le condamné redevenait un citoyen responsable de ses actes, alors qu’à présent la justice peut intervenir ante factum, le soupçon devenant cause suffisante pour qu’une décision de justice vienne supprimer la liberté et la responsabilité retrouvées. Cette loi pose de multiples problèmes pour le droit français (s’agit-il d’une nouvelle peine, c’est-à-dire de la punition d’un acte non commis, ou seulement d’une « mesure » de prévention ?), mais aussi pour la psychiatrie et la psychologie. La composition même de la commission pluridisciplinaire, dont seulement deux membres sur sept sont supposés être spécialistes de l’évaluation de la dangerosité, révèle à elle seule l’inconsistance et le flou de cette notion. Enfin, c’est la présence d’« un trouble grave de la personnalité » qui est donnée, dans le texte de loi, comme déterminant la dangerosité d’une personne (1).