Rencontre avec Pierre Rosanvallon : «Les inégalités détruisent notre monde commun»

Pour Pierre Rosanvallon, 
la montée des inégalités n’appelle pas seulement de nouvelles mesures de répartition des richesses, mais la réinvention d’un rapport entre égaux, condition de la vie démocratique.

La Société des égaux, le nouveau livre de Pierre Rosanvallon, n’était pas encore disponible en librairie qu’il investissait déjà le débat public (1). Il est vrai que le sujet qui occupe ici le professeur du Collège de France entre en correspondance avec l’un des sujets brûlants du jour : l’accroissement des inégalités. On ne compte plus les travaux qui, au cours des dernières années, ont scruté l’étendue de ces inégalités, des écarts de richesse à la ségrégation urbaine en passant par l’école. Nombre de ces études ont d’ailleurs été publiées au sein de « La république des idées », une collection dirigée par le même P. Rosanvallon (encadré ci-dessous). Si La Société des égaux suscite un intérêt renouvelé, c’est cependant parce que l’ouvrage élargit considérablement la perspective.

Alors que le débat contemporain tend à se focaliser sur la répartition des richesses et des places, P. Rosanvallon voit dans l’égalité la relation fondatrice de la démocratie, dès lors que l’on entend cette dernière comme une « forme de société » – une façon de vivre ensemble, où chacun possède un même droit au respect, à l’autonomie et à la participation. La Société des égaux renoue ainsi avec les questionnements originels de l’historien, ex-militant de la CFDT et promoteur, dans les années 1970, de l’autogestion et de la « deuxième gauche ». L’ouvrage poursuit également le travail de longue haleine que l’auteur a consacré, au cours des trois dernières décennies, à l’histoire tourmentée de la démocratie. Une démocratie qui, selon P. Rosanvallon, est aujourd’hui mise en péril par l’explosion des inégalités.

 

Lorsque la question des inégalités est commentée dans l’espace public, elle l’est généralement en prenant pour référence les trente glorieuses et la « grande compression » des écarts de richesses qui y a pris place. Vous remontez quant à vous beaucoup plus loin. Pourquoi ?

Les trente glorieuses ont été l’aboutissement d’un mouvement initié au début du XXe siècle, mais qui était lui-même une réponse à des bouleversements antérieurs. Pour le comprendre, il est nécessaire de revenir à l’origine des démocraties modernes. Nées des révolutions américaine et française, celles-ci ont été mises à mal par l’émergence du capitalisme et par le creusement des inégalités qu’il a engendrées. Les sociétés démocratiques n’ont pu être refondées que grâce à des politiques de réduction des inégalités, de redistribution, d’assurances collectives. La démocratie se définit depuis comme un État providence démocratique. C’est précisément ce qui se déconstruit actuellement.

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Pourquoi ce mouvement d’égalisation s’est-il épuisé ?

Le premier moteur des réformes des trente glorieuses a été lié à la montée en puissance des mouvements ouvriers et socialistes qui s’est traduite par l’arrivée au pouvoir des idées sociales-démocrates dans l’Europe du Nord. Mais il y a aussi eu, là où gouvernait la droite, la formation d’un « réformisme de la peur » : les élites politiques des pays concernés ont compris que, pour conjurer le risque d’une révolution socialiste, des réformes fiscales et sociales étaient nécessaires. Le chancelier allemand Bismarck avait été le premier à le mettre en pratique au XIXe siècle. La révolution soviétique de 1917 a renforcé cette approche. Or la chute du mur de Berlin a définitivement cassé ce premier moteur.