Dans un dessin de Peanuts, Lucy, avec son habituelle expression sarcastique, maintient droit à terre le ballon de rugby que le pauvre Charlie Brown va essayer d’envoyer entre les poteaux. Peut-il avoir confiance en elle ?
Plutôt que de confiance, il faut parler, avec Georg Simmel (1858-1918), d’un continuum confiance-défiance que les acteurs sociaux peuvent parcourir dans les deux sens ; ou, plus précisément, d’un état de « suspension temporaire » (« Aufhebung ») du doute raisonnable concernant autrui. Accorder sa confiance est un acte de foi tout à fait réversible.
Cette « suspension » dépend de quatre variables :
• la mémoire des épisodes passés et de l’expérience des acteurs dans des situations similaires, parfois avec les mêmes partenaires (Charlie sait d’expérience qu’il ne déplaît pas à Lucy de l’humilier) ;
• les anticipations de ce qui peut advenir, des bénéfices à attendre et des risques de l’action, combinées au niveau d’incertitude, et la stratégie proposée pour y faire face (l’équipe des Peanuts peut monter en première ligue) ;
• le contexte de l’interaction : les règles du jeu, la teneur des contrats entre les acteurs, l’« insertion » dans des ensembles sociaux plus larges (y a-t-il un public, des coéquipiers, un arbitre ?) ;
• la dynamique des interactions : ce que les uns et les autres disent, font, décident, offrent, promettent. Le sourire de Lucy est-il sarcastique ou encourageant ?
Dans l’entreprise, c’est Charlie-Lucy au quotidien. Par essence, les organisations sont marquées par des asymétries de pouvoir et d’information, horizontales et verticales. La confiance s’y crée et se perd dans un jeu d’« agonismes » et d’antagonismes. C’est un rapport de forces, mais qui peut évoluer vers des compromis, la création d’obligations mutuelles grâce aux cadeaux et aux renvois d’ascenseurs, voire d’une communauté de pensée et de sentiments. Cela ne va pas de soi et n’est pas naturel : c’est un combat ou, comme l’écrit Paul Ricœur, un « parcours de la reconnaissance ».