Une nouvelle science de la vie mentale Rencontre avec Stanislas Dehaene

Le psychologue Stanislas Dehaene entreprend de saisir nos mécanismes de pensée par les neurosciences. L’objectif est de comprendre avec la rigueur scientifique le cheminement de nos réflexions les plus subjectives et intimes.

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Vous voulez faire une science de la vie mentale. Pourquoi ?

D’abord, pour inscrire ma démarche dans la (déjà) longue histoire de la psychologie : c’est la définition proposée au 19e siècle par William James, un de ses pères fondateurs. Ensuite, parce que je crois que la psychologie est un des nœuds essentiels d’une science de la vie mentale. Pluridisciplinaire, cette science aura pour but d’expliquer comment nous pensons, par des séries de lois successives, prenant en compte différents aspects, de la biologie du cerveau à la dimension culturelle. L’enjeu est d’établir des lois de la psychologie aussi universelles que celles de la physique. Pour moi, la pensée, bien que subjective et intime, peut être étudiée de façon scientifique, notamment parce que ses caractéristiques sont largement partagées à travers le monde. Je crois que chacune de nos représentations mentales est aussi un objet neuronal, même si les lois de liaisons entre les deux niveaux restent à établir. Au laboratoire, nos recherches s’articulent déjà entre comportement, développement de l’enfant, neuropsychologie, imagerie cérébrale…

Cette démarche n’est-elle pas réductionniste par nature ?

Non. Je ne suis pas de ceux qui proposent, comme la philosophe Patricia Churchland, une neuroscience éliminativiste dans laquelle la psychologie disparaîtrait au profit d’une neuroscience pure réduisant tous les objets à la biologie. À l’inverse, je pense qu’il existe des lois de la psychologie en tant que telles, tout à fait valides à leur niveau, au même titre que les lois de la linguistique et de l’économie. Il y a de nombreux niveaux de description de l’extraordinaire complexité de l’être humain. Mieux on comprend le niveau psychologique, plus il devient facile d’investiguer ses bases neurales.

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Inversement, les découvertes sur le cerveau entraînent de nouvelles questions d’ordre psychologique et de nouvelles théories. Je crois beaucoup aux allers-retours entre les deux disciplines.

La psychologie fonctionnaliste proposait que n’importe quel programme peut être effectué par le cerveau, de la même manière que n’importe quel logiciel peut fonctionner sur le support matériel de l’ordinateur. Vous réfutez cette conception. Pourquoi ?

Cette métaphore du cerveau-ordinateur, qui s’inspire et entretient une dichotomie artificielle très rigide entre cerveau et pensée, est extrêmement limitée. Le cerveau ne fonctionne pas du tout de cette manière : la plupart des opérations mentales reposent sur des réseaux cérébraux spécialisés (pour percevoir les formes ou les couleurs, par exemple). Mes recherches et celles de mon épouse Ghislaine Dehaene-Lambertz ont ainsi montré qu’il existe des structures cérébrales organisées pour traiter le langage parlé, déjà présentes chez le bébé de 2 mois. Par exemple, l’aire de Broca s’active, en relation avec d’autres régions temporales, quand l’enfant entend des phrases dans sa langue maternelle.