La société française contemporaine est saturée par l’usage du mot « violence ». Des faits divers criminels abondamment relayés par les médias aux incendies de véhicules de la nuit du Nouvel An, en passant par toutes les formes d’insultes et de harcèlements, aucun territoire, aucun métier, aucune scène de la vie sociale, publique ou privée ne semble y échapper. Ce mot sert aussi massivement à qualifier toutes les formes de conflits civils et militaires dans le monde. En pratique, « la violence » s’écrit au singulier et n’a pas de contenu précis prédéterminé. C’est qu’il ne s’agit pas d’une catégorie d’analyse. Plus qu’une qualification de faits, il s’agit en réalité d’une disqualification de faits. La violence est quelque chose que l’on condamne. C’est de surcroît quelque chose dont on s’inquiète : c’est « l’augmentation de la violence » qui fait parler. C’est donc un signe des temps : l’idée d’une violence envahissante semble faire partie d’une représentation décliniste du présent. Au fond, les choses et les (jeunes) gens « ne seraient plus comme avant ».
À distance de ces représentations sociales et de ces catégories normatives, le travail du sociologue consiste d’abord à définir un ensemble de phénomènes sociaux relativement homogène à étudier, ensuite à tenter de comprendre les mécanismes qui régissent l’évolution de ces phénomènes. Le sujet de notre étude est l’ensemble des violences physiques, sexuelles et verbales, survenant dans les relations interpersonnelles. Ceci exclut les violences terroristes, mafieuses, d’État ou encore politiques collectives telles que les émeutes 1.
L’explication proposée réside dans un modèle sociohistorique articulant cinq processus sociaux.
◊ 1. Pacification des mœurs
La célèbre thèse de Norbert Elias sur le « processus de civilisation » – parlons plutôt de « pacification », mot moins normatif – n’est pas obsolète. Contrairement au préjugé ordinaire du débat public, les violences interpersonnelles ne connaissent pas d’« explosion » ces dernières décennies (encadré ci-dessous). La tendance générale est plutôt à la réduction progressive des comportements à caractère violent, au moins pour les violences physiques qui sont mieux mesurées que les violences verbales et les violences sexuelles. Il est probable qu’un processus de pacification des mœurs continue à travailler la société française et participe du recul continu de l’usage de la violence comme issue aux conflits ordinaires et quotidiens de la vie sociale (conflits de voisinage, conflits au travail, oppositions politiques et idéologiques, querelles d’automobilistes, provocations entre jeunes hommes, etc.). Ce processus a en effet pour conséquence première de délégitimer le caractère violent des comportements. D’où un paradoxe qui n’est qu’apparent : le sentiment général d’une augmentation des comportements violents accompagne et traduit un mouvement d’accélération de leur dénonciation malgré la stagnation voire le recul de leur fréquence. En réalité, notre société ne supporte plus la violence, ne lui accorde plus de légitimité, ne lui reconnaît plus de sens. Du coup, les comportements changent de statut. Ce qui était regardé jadis comme normal ou tolérable devient anormal et intolérable. Ceci concerne l’ensemble des violences sexuelles, les violences conjugales, les maltraitances à enfants, les bagarres entre collégiens, les agressions physiques ou verbales à caractère raciste ou homophobe, les pratiques violentes de bizutage, etc.