Visualiser les savoirs. Aux origines des techniques de la mémoire

Les Grecs et les Romains avaient inventé des techniques permettant de mémoriser de longs discours au moyen d’images frappantes. Au Moyen Âge et à la Renaissance, les maîtres en rhétorique vont recycler ces antiques « arts de la mémoire » en proposant de s’appuyer sur des images réelles : dessins, tableaux, sculptures, enluminures…

Pour l’homme contemporain, pressé et stressé par la vie moderne, il est bien difficile d’imaginer à quoi pouvait bien penser un moine du xiie siècle dans la tranquillité de son cloître… Les ecclésiastiques, dit-on, se livraient tous les jours, des heures durant, à des exercices de méditation : mais que savons-nous, au fond, de ces pratiques ? Depuis quelques années, des spécialistes du Moyen Âge se sont penchés sur la question. Ils ont tenté de montrer de quelle manière ces premiers « intellectuels » échafaudaient des formes de pensée intérieure sophistiquées, en s’inspirant de la rhétorique antique et en faisant un usage particulier des images qui les entouraient. Ce panorama des « arts de la mémoire », dans leur version moyen­âgeuse, nous mènera aux usages de l’image à la Renaissance, époque où les « arbres de connaissance » envahissent les livres imprimés.
Mais un bref retour dans le temps s’impose. On doit aux Grecs puis aux Latins l’invention et le perfectionnement de techniques de mémorisation très particulières, oubliées aujourd’hui. Transmises oralement, elles formaient l’une des plus importantes parties de la rhétorique. À une période où le livre était rare, bon nombre de choses étaient mémorisées « par cœur », en particulier les discours : c’est ce que l’on appelle les arts de la mémoire, redécouverts dans les années 1960 par l’historienne britannique France Yates (1).

De Cicéron à Yates

Probablement formalisées par le philosophe présocratique Simonide de Céos (- 556/- 468), ces techniques ont été très utilisées dans la Grèce classique puis chez les Romains. On ne possède hélas sur ces sujets que très peu de sources : des passages d’un ouvrage de Cicéron (De oratore), de Quintilien (Institutio oratoria) et le traité d’un inconnu, destiné à des étudiants (Ad herennium libri, rédigé vers - 86). F. Yates a cependant reconstitué cette technique, permettant de prononcer de longs discours de mémoire, avec une grande précision… L’étudiant en rhétorique commençait par construire par l’imagination une série de lieux architecturaux. Il mémorisait un bâtiment avec ses différentes pièces (atrium, salle de séjour, chambres, etc.). Puis, selon le discours qu’il préparait, il plaçait dans chaque pièce de ce bâtiment des personnages et des objets qu’il associait à une partie de son discours. Chacune des scènes ainsi imaginées devait être suffisamment frappante et inhabituelle pour être efficace. Cette sorte d’écriture intérieure par le biais d’images mentales permettait ensuite à l’utilisateur de parcourir mentalement tout le bâtiment et de retrouver avec ordre et précision les parties de son discours… Un exemple fameux est celui d’un homme accusé d’empoisonnement lors d’un procès. L’avocat qui prendra sa défense imagine alors l’accusé dans une chambre, livide, assis au bord du lit, tenant une coupe de la main droite, des tablettes dans la gauche et, à l’annulaire, des testicules de bouc ! Cette bien curieuse image aidera à se rappeler, au moment opportun, les principaux éléments du procès : le poison (symbolisé par la coupe et l’air malade de l’homme), le testament ou l’héritage comme motif supposé du meurtre (les tablettes), les témoins (les testicules de bouc, dont le mot latin ressemble acoustiquement au mot testes, témoins). Cette première scène donne à voir les principaux éléments de l’affaire ; dans d’autres pièces, la mémoire se focalisera sur des sujets plus particuliers : des faits concernant l’affaire, des arguments utilisés dans la plaidoirie, etc. Et non seulement les idées, mais encore les mots importants du discours pouvaient être de la sorte « écrits » dans la mémoire. Voilà donc une technique qui nous semble totalement étrangère, mais qui était semble-t-il d’une efficacité redoutable, afin « d’avoir toutes les idées gravées dans l’esprit et tout l’attirail des mots disposé en bel ordre » (Cicéron).
L’art de la mémoire a continué de se transmettre jusqu’à l’invention de l’imprimerie, après quoi, devenu caduc, il sombrera peu à peu dans l’oubli. Mais qu’est-il devenu au Moyen Âge ? Revenant sur les travaux de F. Yates, l’historienne américaine Mary Carruthers (2) lui conteste que ces techniques se seraient transmises uniquement selon une tradition occulte qui les rendait quasiment inutiles : selon elle, les moines européens auraient transformé celles-ci en utilisant désormais des images réelles (et non plus imaginaires) comme support de la mémoire…M. Carruthers s’est en effet intéressée à ce qu’elle nomme l’orthopraxie des moines du Moyen Âge, c’est-à-dire ces savoirs qui s’acquièrent oralement par imitation des techniques et expériences auprès d’un maître.

(1) F. A. Yates, , Gallimard, 1975.(2) M. Carruthers, , Gallimard, 2002.(3) L. Bolzoni, , Droz, 2005.