Croire que la parentalité est une voie royale vers le bonheur est une idée solidement ancrée : selon un sondage TNS-Sofrès publié en 2009 pour Philosophie Magazine, pas moins de 60 % des personnes estiment que l’enfant contribue à rendre « la vie de tous les jours plus belle et plus joyeuse ». Cette certitude n’a pourtant rien de récent, affirme l’historienne Emmanuelle Berthiaud, enseignante à l’université de Picardie et spécialiste de l’histoire de la maternité : « La joie d’avoir des enfants est vieille comme le monde, mais nous en avons peu de traces historiques car ce bonheur a longtemps été peu valorisé dans les sociétés occidentales. » Outre la réalité écrasante de la mortalité infantile – au milieu du 18e siècle, environ 30 % des enfants décédaient avant l’âge d’1 an –, ce parti pris s’explique surtout par l’ambivalence de l’Église à l’égard de l’enfant : « Au Moyen Âge, la culture cléricale inspirée de saint Augustin voit l’enfant comme un être imparfait, marqué du sceau du péché originel, qu’il faut d’abord éduquer. Les clercs fustigent donc les mères qui prennent du plaisir à cajoler leur enfant, à les “mignoter”, ce qui correspond à leurs yeux à une vision trop terrestre du bonheur », commente l’historienne. À la fin du Moyen Âge, la théologie évolue : la figure de l’enfant Jésus, innocent et annonciateur d’un changement positif, commence à être valorisée et associée dans les représentations picturales à des scènes de bonheur familial. Mais c’est au siècle des Lumières que va réellement se structurer la représentation contemporaine de l’enfant comme générateur d’épanouissement individuel et collectif : « Jean-Jacques Rousseau est le premier à valoriser les liens émotionnels et physiologiques précoces entre mère et enfant. Il y voit pour les femmes une source de joie inégalable, liée à l’accomplissement d’une destinée féminine inscrite dans les lois de la nature ; mais aussi un moyen de resserrer les liens conjugaux qui, en rayonnant au sein de la famille, conduiront à régénérer toute la société », commente E. Berthiaud. Une valorisation inédite du statut de l’enfant qui sera à l’origine, au 19e siècle, d’avancées majeures en matière d’éducation – instruction obligatoire, interdiction du travail des enfants – mais servira aussi de support à des injonctions natalistes, notamment en direction des femmes. Car si l’enfant est source de bonheur, son absence pourrait bien précipiter un déclin civilisationnel : « Dans une France du 19e siècle, secouée de changements politiques et sociaux, l’enfant apparaît comme une valeur refuge. Beaucoup de penseurs, tels qu’Émile Zola, n’hésitent pas à affirmer que bien des maux de la société sont dus à la baisse de la natalité. » Dès lors, le discours sur le bonheur d’être parent sera régulièrement mobilisé à des fins politiques : on le voit notamment reparaître dans les années 1870, à une époque où la France a besoin de soldats ; ou sous le régime de Vichy, qui pénalisera durement l’avortement et la contraception.
Un objectif politique indirect
Faut-il en conclure que les pouvoirs publics seraient restés aveugles aux difficultés des parents, au motif que l’enfant mènerait irrémédiablement au bonheur ? Pour le sociologue Claude Martin, directeur de recherche au CNRS et titulaire de la chaire « Enfance, bien-être et parentalité » à l’École des hautes études en santé publique (EHESP), la réponse est non : « Il est vrai que les politiques de santé publique n’ont pas eu comme objectif direct de renforcer le bonheur des parents. Dans les faits, elles ont néanmoins œuvré dès le 19e siècle pour endiguer ce qui pouvait faire obstacle au minimum de bien-être des mères, à commencer par la mortalité maternelle et infantile. Mais leur démarche est toujours restée centrée sur l’intérêt national 1. » C’est ainsi qu’encore aujourd’hui, les congés périnataux seraient moins justifiés par le bien-être parental que par la bonne santé de l’enfant ; les prestations monétaires ne seraient versées aux parents qu’avec l’engagement implicite qu’elles profitent à celui-ci ; tandis que les aides à la conciliation vie personnelle-vie professionnelle resteraient une manière de soutenir les revenus des ménages et, par là, les conditions matérielles dans lesquelles l’enfant grandit. Un constat que partage E. Berthiaud, pour qui cette centration historique sur les indicateurs objectifs de bien-être aurait même conduit à occulter la dimension affective du bonheur d’être parent : « Depuis le 19e siècle, l’hygiénisme a valorisé chez la mère sa capacité à suivre à la lettre les règles de puériculture. Pour les médecins, c’est dans le fait de voir leur enfant bien portant que les mères devaient principalement trouver le bonheur. » Même au sein des politiques de soutien à la parentalité, pourtant plus attentives à la qualité des relations intrafamiliales, le bonheur des parents est resté un bénéfice fortuit : « Si les vertus du bien-être parental pour la mission de socialisation primaire des nouvelles générations ne sont pas contestées, ce n’est pas lui qui va motiver l’action publique. À ce titre, les dispositifs de soutien à la parentalité vont, tout au long du 20e siècle, viser le renforcement des compétences éducatives des parents plutôt que leur épanouissement personnel », affirme C. Martin, qui cite notamment la création en 1929 de la première « école des parents », pensée comme un lieu d’autoformation ; ou encore, plus près de nous, la mise en place en 1999 des Réseaux d’écoute, d’appui et d’accompagnement des parents (REAAP), à l’origine de nombreux lieux d’échange et de soutien. En définitive, l’une des seules références explicites au bien-être parental au 20e siècle se retrouve avec la création de l’association Maternité heureuse, destinée à promouvoir la planification familiale : dès lors, la maîtrise de la fécondité devient une condition nécessaire, voire suffisante, au bonheur des parents.