Changer de vie, une ambition moderne

Alors que les sagesses antiques préconisaient d’accepter notre destin, nous sommes désormais incités à nous en émanciper pour inventer notre vie. Comment s’est opéré ce basculement ?

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Quelle aurait été notre vie si nous avions fait d’autres choix ? Serions-nous devenus quelqu’un d’autre, peut-être une meilleure personne ? Subissons-nous encore aujourd’hui les conséquences d’évènements et de décisions du passé, ou pourrions-nous repartir à zéro dans une nouvelle direction ? Ces interrogations sont au cœur du roman graphique Quartier lointain (2022), de Jirô Taniguchi. Dans cette histoire, un cadre désabusé proche de la cinquantaine perd connaissance et se réveille dans la peau de celui qu’il était à 14 ans, alors qu’il vit encore chez ses parents et doit aller au collège. Bénéficiant d’une connaissance de l’avenir et d’une maturité d’adulte, il a le pouvoir de faire d’autres choix, prendre de meilleures décisions et de redéfinir toute sa vie. S’il réalise un fantasme largement partagé – résumé par le proverbe « si la jeunesse savait, si la vieillesse pouvait » –, ce manga en montre aussi les limites. Il suggère que nous aurions beaucoup à perdre, même si nous n’en avons pas toujours conscience, et que les évènements les plus déterminants de notre vie ne dépendent pas forcément de nous.

Au fil des pages, J. Taniguchi ravive un fatalisme au cœur des sagesses antiques, aussi bien taoïstes que stoïciennes : on n’échappe pas à certaines formes de destin ; plutôt que de rêver de changer de vie, nous gagnerions donc à travailler sur nous-mêmes pour apprécier celle qui nous a été offerte.

Deviens ce que tu es

Dans l’Antiquité grecque, la plupart des philosophes défendent l’idée d’une prédestination des âmes et préconisent de chercher à comprendre quel rôle nous a été attribué. C’est le sens de deux préceptes hérités de cette époque : « Connais-toi toi-même », inscrit au fronton du temple de Delphes, et « Deviens ce que tu es », selon une formule du poète Pindare dans les Pythiques (5e siècle avant notre ère). Ces maximes suggèrent que nous devrions toujours accepter nos limites, ne pas chercher à nous dépasser ni à changer. Dans un même esprit, les cyniques, les stoïciens ou encore les épicuriens préconisent d’abandonner toute quête de plaisirs superficiels, les excès et les biens illusoires, afin de travailler sur soi pour parvenir à plus de sagesse et d’authenticité. Aujourd’hui, cette ascèse s’apparente à un changement de vie. Mais ces philosophes n’avaient pas tant cette impression que celle de renouer avec leur véritable nature et d’accomplir leur destin 1.