De la psychose maniacodépressive au trouble bipolaire

Le trouble bipolaire se veut une alternance d’états de dépression et d’exaltation, frappant, depuis trente ans, une frange de plus en plus massive de la population. Pourquoi cette bonne fortune auprès des psychiatres ?

Le trouble bipolaire est né officiellement en 1980, à l’occasion de son introduction dans la troisième édition du manuel diagnostique de l’Association psychiatrique américaine, le fameux DSM-III. Auparavant, bien peu de personnes avaient entendu parler de ce concept psychiatrique très confidentiel. Pourtant, quiconque googlise de nos jours « trouble bipolaire » a toutes les chances d’apprendre que cette maladie est vieille comme le monde. C’est juste, nous dit-on, un nouveau nom pour ce que l’on appelait auparavant la psychose maniacodépressive, un trouble de l’humeur se caractérisant par une alternance cyclique d’états d’hyperactivité maniaque et de dépression profonde qui était déjà décrit par Hippocrate et d’autres médecins antiques. Ce raccourci, qui a pour effet de naturaliser le trouble bipolaire, cache en réalité une histoire bien plus complexe. C’est vraisemblablement par une illusion rétrospective que nous attribuons aux Grecs la première conceptualisation du trouble bipolaire. Ils parlaient bien de « manie » (mania) et de « mélancolie » (melancholia), mais ces termes recouvraient toutes sortes de délires hyperactifs et de stupeurs léthargiques dont la majorité était vraisemblablement causée par des états infectieux ou postinfectieux, ou peut-être encore par la maladie de Parkinson ou l’hypothyroïdisme. Les médecins antiques s’en tenaient aux manifestations visibles, physiques, des maladies qu’ils décrivaient, de sorte que nous n’avons aucun moyen de savoir si ces manifestations correspondaient à ce trouble de l’humeur que nous conceptualisons de nos jours sous le nom de trouble bipolaire.

Une folie sans délire

Pour que la bipolarité au sens moderne puisse être repérée, il a fallu attendre que se dégage la possibilité de troubles de l’humeur sans délire ou troubles intellectuels – autrement dit, une redéfinition profonde de ce que l’on pensait jusque-là sous le nom de folie. Ce développement commence au début du xixe avec les « monomanies affectives » de Jean-Étienne Esquirol (notamment la « lypémanie », première élaboration de ce qui deviendra notre moderne dépression), et aboutit en 1882 à la « cyclothymie » et à la « dysthymie » de Karl Kahlbaum, deux troubles de l’humeur que leur promoteur distinguait fermement de ce qu’il appelait la « folie cyclique ». Il a fallu aussi que l’on soit en mesure d’observer et de comparer le cours des divers troubles psychiques sur la durée, ce qui n’a pu se faire qu’à partir du moment où l’on a regroupé les malades mentaux dans des asiles. Avant cela, il eût été impossible de différencier, comme le firent simultanément Jean-Pierre Falret et Jules Baillarger en 1854, une « folie circulaire » ou « à double forme » caractérisée par une alternance cyclique d’excitation maniaque et de dépression mélancolique. À partir de là, il restait à Emil Kraepelin à nouer tous ces fils dans ce qu’il proposa d’appeler en 1899 la « folie maniacodépressive », en la distinguant de la « démence précoce » (rebaptisée plus tard « schizophrénie » par Eugen Bleuler).