Des troubles de la volonté et quelques remèdes

Il existe de véritables troubles de la volonté, comme l’étrange syndrome d’influence ou celui de la main anarchique. Mais plus généralement, les failles de la volonté relèvent d’une expérience courante : céder à de fâcheux penchants. Les psychologues ont mis au point quelques ruses pour y faire face.

La schizophrénie et le syndrome d’influence


« Pendant la nuit, ils ont mis un microprocesseur dans mon cerveau et me dictent des ordres. » Le syndrome d’influence est une des manifestations cliniques de la schizophrénie. Le schizophrène a le sentiment d’être sous la dépendance de forces extérieures qui contrôlent sa pensée, comme s’il était envoûté ou hypnotisé. Parfois il entend des voix, il reçoit des ordres venus d’on ne sait où : « On me force à dire des injures », ressent ce schizophrène ; « On m’envoie des pensées malsaines », dit un autre. Parfois ce sentiment de prise de contrôle revêt la forme d’un délire plus élaboré comme dans le cas du patient qui pense qu’on lui a implanté un processeur dans le cerveau pour prendre le contrôle de sa pensée.
D’où vient ce sentiment étrange de devoir passivement obéir à des ordres venus d’on ne sait où ? Le psychologue anglais Christopher D. Frith a proposé une thèse neurocognitive pour rendre compte de ce symptôme (1). Selon lui, le sentiment d’être sous l’emprise d’une influence extérieure proviendrait d’une altération des mécanismes mentaux de l’intention. Le sujet ayant un trouble de l’appréhension de ses propres intentions, il n’a pas conscience d’être l’auteur de ses propres actes. Du coup, il lui semble que ses pensées lui sont imposées de l’extérieur.
Cette explication ne rend cependant pas compte des autres symptômes associés à la schizophrénie, ni du fait que les idées que le patient croit lui être imposées sont délirantes ou bizarres (délire mystique, ordre de réaliser des rites expiatoires). S’il s’agissait d’un contrôle moteur de l’action (monitoring) comme le pense C. Frith de l’intention, le sujet devrait simplement ressentir comme étrangères les idées qui lui passent par la tête, et non pas avoir des idées étranges.

NOTE

(1) C.D. Frith, The Cognitive Neuropsychology of Schizophrenia, 1992, trad. en français sous le titre Neuropsychologie cognitive de la schizophrénie, Puf, 1996.

Le syndrome de la main anarchique

La main tient le couteau et se met à découper la tranche de jambon dans l’assiette. Son propriétaire regarde, étonné : il voit sa propre main bouger, prendre le couteau et se mettre à couper, etc. Il se doute que c’est lui qui commande la manœuvre, pourtant il ne parvient pas à en prendre conscience. Il est assis à table, devant son plat et prêt à manger. Mais il a ce sentiment étrange que la main agit seule, comme douée d’une volonté propre. La personne n’a plus conscience d’être l’auteur des gestes que sa main exécute.
Ce syndrome dit de la « main anarchique » ou de la « main étrangère » fait partie des pathologies de l’action et de la volonté. Les rares personnes qui en sont atteintes souffrent d’une lésion cérébrale située dans l’aire prémotrice supplémentaire du lobe pariétal. Une forme voisine apparaît dans le cas des interventions chirurgicales sur des épileptiques consistant à séparer les deux hémisphères en sectionnant le corps calleux qui les relie.

Le syndrome d’utilisation

Au début des années 1980, le psychiatre français François Lhermitte a décrit pour la première fois « le syndrome d’utilisation », un trouble étonnant apparu chez des patients atteints de lésions du lobe frontal (1). En face de leur médecin, ces patients reproduisaient ses gestes comme dans un miroir. Il suffisait que le médecin lève le bras pour que le patient fasse aussitôt de même. Si le médecin penchait la tête, le patient le faisait aussi. Ce « comportement d’imitation » semblait se faire comme si ces personnes n’avaient pas de volonté propre et agissaient sous une dépendance étroite à l’égard de leur environnement. Plus étonnant encore, le syndrome d’utilisation associé à un comportement d’utilisation. Placé face à un verre, le patient se sentait obligé de boire. Si on lui mettait un crayon sous les yeux, il le prenait pour se mettre aussitôt à écrire (d’où le nom de « syndrome d’utilisation »). A la question de savoir pourquoi ils avaient fait ceci ou cela, les 40 patients examinés par F. Lhermitte répondaient par des explications assez vagues mais qui leur semblaient tout à fait suffisantes. Tout se passait donc comme si la personne n’avait pas d’autonomie et était sous l’emprise totale des personnes ou des objets de son environnement. En 1982, le syndrome d’utilisation a fait l’objet d’une première publication, mais son écho resta limité en psychiatrie.
Depuis quelques années pourtant, le syndrome d’utilisation a connu un regain d’intérêt et fait l’objet de nombreuses investigations. Il est au centre de débats sur les fondements de l’action volontaire, de l’empathie, des comportements d’imitation et des influences inconscientes qui guident nos conduites.
L’hypothèse avancée par F. Lhermitte est de nature neurobiologique. Le lobe pariétal serait responsable des schèmes d’action adaptés aux situations auxquelles il a affaire (réaction aux objets et aux personnes). Par exemple, la présence d’une pomme « invite » en quelque sorte l’humain à s’en emparer pour la manger. La présence d’un moustique déclenche une réaction d’évitement. Le lobe frontal est une partie de notre cerveau capable de réguler et au besoin d’inhiber ces comportements spontanés. Il permet donc à chacun de se comporter en agent autonome capable de déclencher ou non telle ou telle action. Or, si les connexions qui relient lobe frontal et lobe pariétal sont endommagées, on comprend alors que les personnes deviennent incapables de contrôler leurs actions.

NOTE

(1) F. Lhermitte, « Un nouveau syndrome : le comportement d’utilisation et ses rapports avec les lobes frontaux », Bulletin de l’Académie nationale de médecine, n° 166, 1982.

William James et le libre arbitre

William James était en proie à une sévère dépression lorsque tout à coup en avril 1870 – il avait alors 28 ans – une illumination est venue éclaircir sa sombre existence.
En lisant les Essais de Charles Renouvier, un philosophe français fort connu à l’époque, W. James découvre une théorie du libre arbitre qui l’aide à sortir de sa torpeur. Dans son Journal à la date du 30 avril 1870, il note : « Mon premier acte de libre arbitre sera de croire dans le libre arbitre. »
Voilà plus de dix ans déjà que celui qui allait devenir la figure de proue de la psychologie et de la philosophie américaines du début du xxe siècle errait à la recherche d’une vocation. Il voulut d’abord être peintre, puis s’orienta vers les sciences : la chimie, avant de se tourner vers la médecine. A 26 ans, il était encore incertain de son avenir… C’est de là que date sa dépression. Une dépression où se mêlent des angoisses personnelles sur son avenir, liées à d’insolubles débats philosophiques intérieurs.
Finalement, la lecture de C. Renouvier le libère. Il ne sert à rien de ruminer sur sa nature propre, sur la façon dont il servira le mieux à l’humanité. Il ne sert à rien de chercher à dévoiler « sa voie » comme si elle était écrite quelque part. Son avenir ne se trouve pas dans la recherche d’une quelconque destinée préalable, mais dans une libre décision : une prise de possession de sa propre vie, qui résulte d’une sorte d’acte d’auto-fondation : un choix libre et volontaire. D’où la formule libératoire citée plus haut.
C’est aussi une façon de sortir d’un dilemme philosophique et moral qui le hante, comme il hante la pensée de l’époque. La psychologie fait ses premiers pas. W. James a assisté en Allemagne à la naissance de la psychologie, fortement teintée de physiologie. Une vision de l’homme qui se réduit à un déterminisme implacable : celui des réactions biologiques et physiologiques. Comment concilier cela avec l’autre conception de la nature humaine, celle qui lui accorde la liberté, la conscience, le sens moral ? Si l’homme est déterminé par d’implacables lois biologiques, la morale n’est qu’une illusion. Si on est capable de volonté, de choix, alors le déterminisme est faux. Et la science qui s’en réclame avec.

Comment vaincre ses mauvais penchants ?

La volonté est faillible, chacun le sait. Les Grecs parlaient d’akrasia, le fait d’agir contre ses idées. Par exemple, je sais qu’il n’est pas bon de fumer, mais je continue quand même. Je sais que je devrais me mettre au travail pour finir cet article, mais je me laisse entraîner au restaurant par des amis. Les résolutions prises en début d’année s’envolent dès les jours suivants, etc.
Pour faire face aux failles de la volonté, certains psychologues ont mis au point des techniques destinées à étayer cette volonté bien fragile et toujours prompte à flancher.
• L’illusion du changement radical est un des pièges de la volonté. « Sois fort », « Tu vas tout changer », « Sois parfait », loin d’être des stimulants, ces résolutions sont des messages négatifs qui paralysent l’action (car le défi est trop élevé) ; paradoxalement ils autorisent aussi tous les compromis (« Allez, encore une part de gâteau, mais demain je me mets au régime strict ! »). Contre cette illusion d’un moi surpuissant capable de tout faire d’un seul coup, les psychologues du changement personnel préconisent plutôt des petits changements, reposant sur des efforts limités et progressifs. A terme, des petits efforts apparemment plus modestes seront plus efficaces.
• Le « principe de Premack » consiste à s’accorder une petite récompense en échange d’un effort. Les parents utilisent parfois cela avec leurs enfants (« Si tu ranges ta chambre, tu pourras regarder ton émission à la télé »). La perspective de la récompense adoucit la tâche imposée. On peut appliquer cela à soi-même lorsque l’on veut se contraindre à une activité difficile qui exige un effort de volonté important.
• Le psychologue Edward T. Hall critiquait une conception implicite qui veut que le bon vouloir suffise à amener un changement de comportement. Or, la plupart du temps, notait-il, c’est le changement de comportement qui renforce la volonté et non l’inverse. Il est donc plus efficace de changer son cadre de vie, son emploi du temps, pour changer ses habitudes que de compter sur le seul exercice de sa volonté.
• Les spécialistes des addictions le savent bien. Lorsqu’il s’agit de se débarrasser d’une dépendance (au tabac, à l’alcool, etc.), la volonté ne saurait suffire. Le cycle de Prochaska, connu des spécialistes de tabacologie, porte sur la motivation à arrêter de fumer. Ce cycle montre notamment que la volonté joue principalement dans la phase initiale (la décision d’arrêter) et non sur les phases ultérieures d’arrêt effectif. A ce stade, le poids de l’environnement (qui influence dans le sens de l’arrêt ou de la reprise), les produits substitutifs, le soutien social, les contraintes sociales, etc. comptent bien plus que la détermination individuelle. Les fumeurs le savent bien. Ils sont une grande majorité à approuver l’interdiction du tabac dans les lieux publics et les lieux de travail, une mesure qui les contraindrait à limiter leur consommation.
En bref, pour bien utiliser sa volonté, peut-être vaut-il mieux ne pas trop lui demander et savoir ruser avec elle.

La ruse d’Ulysse

Le philosophe Jon Elster s’est particulièrement intéressé aux ruses que les humains mettent en place pour pallier leurs propres défaillances. Le modèle canonique est celui d’Ulysse et les sirènes. Le héros grec sait qu’il ne pourra pas résister aux chants des sirènes. Nombre de marins, dit la légende, se sont noyés en essayant de les rejoindre. Pour les écouter sans risque, Ulysse se fait donc attacher au mât du navire et fait boucher les oreilles de ses matelots avec de la cire. Nous employons souvent de tels stratagèmes pour éviter de succomber à la tentation. Ainsi certains élèves demandent à être mis en pension pour être contraints de travailler, car ils se savent incapables de se discipliner seuls.
La contrainte est également un stratagème utilisé par certains artistes pour stimuler leur imagination et leur créativité. « A la première époque du jazz, nous explique J. Elster, les enregistrements sur disque 78 tours étaient limités à trois minutes. Cette contrainte de durée imposée par la technologie a ainsi été un facteur de la créativité des grands musiciens de jazz comme Lester Young (1). » Dans la création artistique, la soumission à des conventions, comme pour un sonnet ou une sonate, est essentielle : « Elles permettent à l’artiste d’échapper au vertige de l’infini en réduisant l’espace des possibles à des dimensions plus atteignables (2). »

NOTES

(1) J. Elster, « De la rationalité aux normes. Entretien avec Jon Elster », Sciences Humaines, n° 114, mars 2001.
(2) Ibid.