Éduquer aux écrans, un nouveau défi parental

Dès le plus jeune âge, les enfants manipulent tablettes et smartphones, tout en jetant un œil à la télé allumée. Les parents se trouvent confrontés à une nouvelle tâche, et de taille : structurer les usages des écrans.

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« La technologie numérique fait partie intégrante de nos vies, et ce, de manière irréversible », notait en 2017 l’Unicef dans son rapport « Les enfants dans un monde numérique ». À en croire les chiffres, l’invasion ne fait aucun doute : selon le rapport « Enfants et écrans de 0 à 2 ans » (ministère de la Culture, 2019), les enfants de 2 ans sont 87 % à regarder la télévision et 62 % à jouer avec une tablette, un ordinateur ou un smartphone. L’enquête d’opinion « La parentalité à l’épreuve du numérique » (Médiamétrie, 2020) évalue aussi à 37 % la proportion d’enfants de moins de 14 ans passant plus d’une heure par jour à jouer sur console durant la semaine, et à 65 % la part des 11-14 ans possédant leur propre smartphone. Anne Cordier, professeure en sciences de l’information et de la communication et autrice du livre Grandir connectés (2015), se méfie pourtant de ces statistiques si médiatisées : « On a tendance à en tirer des conclusions hâtives pour conforter nos craintes d’une déliquescence sociale. » La chercheuse pointe notamment les limites d’interprétation des données quantitatives : « Savoir qu’un jeune passe quatre heures par jour devant un écran ne nous renseigne pas sur son activité réelle : les utilise-t-il pour communiquer avec ses amis ? Pour faire ses devoirs ? Pour s’informer ? » Au lieu de chiffres, A. Cordier constate depuis dix ans une réduction de la fracture numérique entre enfants et parents. Elle note également un abandon progressif par les adolescents des blogs au profit des réseaux sociaux, tandis que les messages vocaux et vidéo ont progressivement supplanté les textos et tchats. Révélatrices du succès des écrans nomades tels que les smartphones, dont l’obtention fait à présent figure de rite d’entrée au collège, ces nouvelles pratiques marquent également une transformation des modèles éducatifs, observe le psychiatre Serge Tisseron, pionnier de l’étude de la culture numérique : « En 60 ans, nous sommes passés d’une culture des terrains vagues sans contrôle parental, à une culture de la chambre fermée, puis une culture de la chambre ouverte sur le monde grâce à Internet. Les écrans nomades ont inauguré la culture de la “génération escargot”, qui emporte partout sa maison-smartphone avec elle. »

Une génération de crétins digitaux ?

Ces évolutions, inédites, inquiètent. Depuis dix ans, on ne compte plus les succès éditoriaux sur le thème du danger des écrans. La préoccupation des pouvoirs publics est non moins grande, comme en témoigne le rapport 2021 de la défenseure des droits sur la santé mentale des enfants qui rapporte les risques de « développement cognitif altéré » et « cyberdépendance » cités par les professionnels de l’enfance auditionnés. Mais ces craintes sont-elles scientifiquement fondées ? Pas tout à fait, répond S. Tisseron : « Les professionnels de santé ont tendance à surestimer l’occurrence des troubles car ils ne côtoient que les enfants qui vont mal. » Plus encore, il n’existerait pour le moment aucune preuve scientifique de la nocivité intrinsèque des écrans sur le cerveau des enfants : « Seul le risque d’altération du sommeil, résultant de l’usage nocturne et de la lumière bleue des led qui perturbe les rythmes biologiques, est bien établi », affirme S. Tisseron, qui signale des répercussions secondaires sur la concentration, la sociabilité et l’alimentation. De même, la notion de cyberdépendance fait débat. À l’heure actuelle, seul le « gaming disorder » ou « trouble du jeu vidéo » a été ajouté en 2019 à la Classification internationale des maladies (CIM-11) de l’OMS. Néanmoins, les preuves scientifiques ont été jugées insuffisantes pour justifier son entrée dans le prestigieux DSM-5, le manuel diagnostique des troubles mentaux. Pas question pour autant de nier l’existence de comportements compulsifs, assure Séverine Erhel, maîtresse de conférences en psychologie cognitive qui préfère parler d’« usages problématiques des écrans », distinguables de la simple « passion » pour les jeux vidéo par leurs répercussions majeures sur la scolarité et les relations sociales. Souvent symptômes d’un mal-être plus général chez les jeunes, ces usages excessifs peuvent aussi être entretenus par l’efficacité redoutable des dark patterns, ces interfaces truquées auxquelles recourt un nombre croissant de sites et applications : « Ces dark patterns sont conçus pour exploiter les failles de la psychologie humaine – telles que le syndrome FOMO (fear of missing out), la peur de rater quelque chose – en vue de manipuler l’internaute, de monopoliser son attention, ou de susciter des achats compulsifs », avertit la chercheuse.