Émergence de l'esprit : nouveaux récits, nouveaux débats

Deux nouvelles théories tentent d’expliquer les capacités cognitives propres aux humains : celle du cerveau social et celle du cerveau imaginatif. Toutes deux font appel à un mécanisme d’autosélection où l’espèce sélectionne elle-même ses traits avantageux.

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Comment l’esprit humain est-il apparu ? Comment est-on passé d’un ancêtre, animal sans doute ingénieux (il utilise des outils) mais pas ingénieur (il peut en fabriquer une gamme variée), d’un animal communicatif (qui exprime ses envies et colères et peut lancer des alertes) à un animal bavard et affabulateur, d’un animal qui ressent les émotions à un animal qui cherche à les maîtriser ? D’un animal qui anticipe à court terme à un animal qui se projette dans l’avenir ? Bref, comment expliquer le « gap » cognitif et culturel qui sépare les humains actuels de ses ancêtres et des autres animaux ?

Les grands récits fondateurs

Il ne manque pas de réponses à ces questions. Tout au long des 19e et 20e siècles, de grands récits se sont succédé qui tentent d’expliquer comment a émergé l’esprit humain. Au début du 19e siècle, Hegel racontait déjà l’ascension de l’esprit comme une grande épopée, allant de la matière inerte à l’esprit absolu, via une série de bonds en avant.

Cinquante ans plus tard, Charles Darwin expliquait, dans La Descendance de l’homme (1871), que les facultés humaines – raisonnement, langage, conscience, morale – étaient déjà présentes, mais à moindre degré, chez nombre d’animaux : l’esprit humain étant l’aboutissement provisoire d’une évolution continue.

Le 20e siècle est riche aussi en grands récits sur l’émergence de l’esprit. Dans L’Évolution créatrice (1907), Henri Bergson explique l’apparition de l’intelligence créative par le déploiement d’un élan vital qui remonte aux sources de la vie. Il forge la notion d’Homo faber pour désigner une étape où l’intelligence pratique précède l’intelligence abstraite. Un demi-siècle plus tard, les chercheurs comme André Leroi-Gourhan font appel à d’autres modèles complexes où l’esprit émerge de l’interaction entre une main habile, un gros cerveau et une communication langagière 1.

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À partir des années 1980, l’essor de l’éthologie, de la psychologie comparée homme/animal, de la sociobiologie, des neurosciences et du néodarwinisme impulse de nouvelles approches darwiniennes de la culture. C’est alors que naissent les théories de la coévolution nature/culture. Ces modèles (appelés aussi « construction de niche ») supposent que l’apparition des aptitudes humaines (le langage, l’intelligence sociale, la technique) est issue d’une dynamique d’interaction entre le cerveau et son environnement culturel. Autrement dit, ce n’est pas la sélection naturelle (et l’adaptation aux contraintes environnementales) qui favorise l’augmentation des capacités cérébrales, mais une évolution progressive du cerveau en fonction du milieu social de plus en plus complexe que l’humain contribue à créer.

L’évolution conjointe du cerveau et de la culture

Depuis les années 1990, de nouveaux modèles de coévolution cerveau-culture ont renouvelé l’approche darwinienne classique de l’évolution des espèces.

Selon le schéma darwinien canonique, l’évolution d’une espèce s’explique par la sélection naturelle qui fonctionne par tri sélectif : des mutations hasardeuses qui sont sélectionnées par les contraintes environnementales (pression sélective).

Dans les modèles de coévolution, l’espèce évolue non pas pour s’adapter à la nature environnante mais en fonction du milieu artificiel créé par l’espèce elle-même.

C’est le cas de l’évolution du castor dont les dents de bûcheron et l’instinct de bâtisseur sont adaptés à la construction de barrages et de huttes. Sur ce même modèle, la coévolution pour décrire l’évolution du cerveau humain en fonction de ses propres productions : la technique, le langage, les cultures, l’alimentation, l’organisation sociale, etc.

Ce processus de coévolution pourrait expliquer l’augmentation continue de la taille du cerveau au cours de l’hominisation. Cette forme de coévolution est ce que John Odling-Smee, Marcus Feldman et Kevin Laland appellent une « construction de niche »  2. Ainsi, plusieurs modèles ont vu le jour. Langage-cerveau-société : c’est avec ce modèle que Terrence Deacon ou Derek Bickerton expliquent l’apparition du langage par un processus d’autosélection, les capacités linguistiques permettent de créer un nouveau type de société qui elle-même exerce une sélection des individus les plus aptes au langage 3. Cette capacité linguistique se renforce au fil du temps dans une direction évolutive.

Sur ce même modèle, on peut concevoir l’existence de sélection sociale ou sélection culturelle qui viennent se surajouter, voire contrer le mécanisme de sélection naturelle. C’est ce qui arrive avec la sélection culturelle formée : celle des frontières linguistiques ou religieuses qui créent des communautés fermées et qui isolent certaines populations les unes des autres, favorisant ainsi un développement génétique relativement autonome 4.