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Quand les économistes s'intéressent au bonheur
Le bonheur, sujet neuf pour les économistes ? Pas tout à fait. Dès la fin du XVIIIe siècle s’est développée une économie du bien-être, centrée sur la notion d’utilité. Cette dernière était définie par le philosophe Jeremy Bentham comme la somme des plaisirs moins la somme des peines. Il s’agissait alors de mesurer comment l’action publique favorisait le bien-être collectif, ce dernier n’étant rien d’autre que la somme des utilités individuelles.
Ce n’est qu’à partir des années 1970, et après bien des vicissitudes, qu’une nouvelle vague d’économistes en viendra à se demander, très simplement, ce qui rend les gens heureux. S’ils restent de véritables économistes, s’intéressant aux mécanismes de marché et à la question des revenus, le dialogue qu’ils instaurent avec l’ensemble des sciences humaines (philosophie, psychologie, sociologie, neurosciences…) leur fait réaliser que le bonheur ne passe pas nécessairement par la consommation de biens marchands. La croissance est ainsi remise en cause comme condition du bien-être (graphique ci-dessous). Ces chercheurs remettent également en cause le modèle de l’individu rationnel. S’appuyant sur les travaux des psychologues, Richard Layard montre, dans Le Prix du bonheur (Armand Colin, 2007), que nous sommes inaptes à prévoir nos sentiments futurs, fascinés par l’instant présent, mauvais calculateurs dans les risques que nous prenons…
Dans un ouvrage pionnier, The Joyless Economy (Oxford University Press, 1976), l’économiste Tibor Scitovsky soulignait déjà que les hommes ne recherchent pas uniquement le confort matériel et l’absence de souffrance. S’appuyant sur la psychologie expérimentale, il notait que les hommes recherchent aussi dans la vie une certaine stimulation, de la nouveauté, des défis.
Cherchant à favoriser, selon le mot de R. Layard, « le plus grand bonheur du plus grand nombre », l’économie du bonheur se présente ainsi comme une réflexion ouverte sur les déterminants matériels, sociaux ou encore naturels du bien-être individuel et collectif.
Comment mesurer la félicité ?
« Tout bien considéré, diriez-vous que vous êtes très heureux, plutôt heureux, ou pas très heureux ? » « Quelle satisfaction votre vie vous apporte-t-elle, dans son ensemble, ces derniers jours ? »
Pour évaluer le bonheur, on dispose de puissantes enquêtes internationales : en 2006, le World Map of Happiness d’Adrian White sonde le bien-être de 80 000 personnes dans 178 pays. L’année suivante, le World Database of Happiness de Ruut Veenhoven valide 3 000 questionnaires dans 148 pays en demandant notamment aux individus d’évaluer entre 1 et 10 leur niveau de bonheur. Ces grands sondages permettent d’effectuer des classements du bonheur très médiatisés où caracolent en tête les pays scandinaves (Suède, Islande, Norvège et, au premier chef, le Danemark), l’Autriche, la Suisse, le Canada et, de manière plus surprenante, le Costa Rica.
Peut-on se fier aux dires des sondés ? Oui, juge Richard Layard, car certaines enquêtes prennent le soin de valider les réponses par une enquête auprès de l’entourage du sondé : leurs évaluations concordantes valident l’estimation de l’enquêté. Par ailleurs, les travaux de Richard Davidson, de l’université du Wisconsin, montrent depuis la fin des années 1990 que le bonheur individuel peut « objectivement » être mesuré par électroencéphalogramme : quand un individu ressent des émotions positives, le cerveau subit une suractivité dans l’hémisphère gauche. Et dans l’hémisphère droit en cas d’émotions négatives.
Pour autant, pour comparer les niveaux de bonheur dans le monde, une série d’indicateurs « collectifs » (et non subjectifs) a également été créée : il s’agit alors d’agréger plusieurs indicateurs économiques et sociaux, avec l’objectif d’aller au-delà du simple PIB. Parmi les plus célèbres, l’indice de développement humain (IDH), conçu par les économistes Amartya Sen et Mahbub ul Haq, associe trois indicateurs : PIB, espérance de vie et niveau de formation. L’indice du bonheur mondial (IBM), développé par Globeco depuis 2000, synthétise 40 indicateurs traitant de la sécurité, de la démocratie, de la qualité de vie, de la culture… En 2007, il note une progression de 8 % du bonheur mondial sur sept ans.
Les enquêtes fourmillent, se complètent, mais aboutissent, au final, à des résultats parfois proches. Ainsi, les États-Unis, qui bénéficient d’un PIB élevé, sont « seulement » classés autour du 20e rang à la fois par A. White, R. Veenhoven et Pierre Le Roy (fondateur de l’IBM). Une place médiocre qui s’explique par un faible niveau de sécurité et de santé, et par l’existence de fortes inégalités de revenu.
Pour en savoir plus
• « Comment mesurer le bonheur ? »
Pierre Le Roy, Futuribles, n° 362, avril 2010.
La croissance contribue-t-elle au bien être ?
Durant les trois décennies qui suivent la Seconde Guerre mondiale, les pays occidentaux connaissent un enrichissement sans précédent. Le PIB par habitant triple aux États-Unis, est multiplié par six au Japon. Or, constate en 1973 l’économiste Richard Easterlin (1), des sondages réalisés sur longue durée montrent une stagnation du bonheur individuel. Aux États-Unis par exemple, de manière constante entre 1946 et 1970, quatre Américains sur dix se déclarent « très heureux » pour un sur dix « pas très heureux ».
Analysant une trentaine de sondages couvrant 19 pays, R. Easterlin aboutit à un second résultat : si l’on compare les niveaux de bonheur entre pays industrialisés, les plus riches ne sont guère plus heureux que les plus pauvres. Il tire de cette étude le paradoxe fondateur de l’économie du bonheur : à partir d’un certain seuil de richesses (on l’évalue aujourd’hui à environ 15 000 dollars par habitant), quand les besoins primaires tels que l’alimentation, la santé ou l’éducation ont été atteints, le revenu n’influence plus, ou très peu, le bonheur d’un pays. Comment l’expliquer ? Les psychologues parlent de « tapis roulant hédoniste » pour expliquer notre addiction au confort matériel. Quand on acquiert une montre, une voiture ou une maison, le surplus de bonheur ne dure que quelques semaines, mois, voire années, puis finit par s’estomper. Chacun a tendance à s’adapter à son niveau de revenu et à rehausser ses exigences lorsque celui-ci s’élève.
Article de référence des économistes du bonheur, l’étude de R. Easterlin a néanmoins connu une contestation récente. En 2008, Betsey Stevenson et Justin Wolfers (2), deux jeunes économistes de l’université de Pennsylvanie, ont remis au goût du jour l’idée que la croissance favorise le bonheur, même dans les pays les plus riches. Ils reprochent à R. Easterlin de se fonder sur des sondages dont les questions ont évolué au cours du temps (3) ; ils notent aussi un foisonnement d’enquêtes récentes, auxquelles R. Easterlin n’avait pas accès en 1973, qui contrediraient ses thèses. Reste qu’ils reconnaissent eux-mêmes que ce dernier a encore raison dans au moins un pays, les États-Unis, où le niveau de bonheur n’a pas progressé depuis les années 1970…
NOTES
(1) Richard Easterlin, « Does economic growth improve the human lot ? Some empirical evidence », in Paul A. David et Melvin W. Reder (dir.), Nations and Households in Economic Growth: Essays in honor of Moses Abramovitz, Academic Press, 1974.
(2) Betsey Stevenson et Justin Wolfers, « Economic growth and subjective well-being: Reassessing the Easterlin paradox », Brooking Papers on Economic Activity, printemps 2008.
(3) Lire aussi David Leonhardt, « Maybe money does buy hapiness after all », The New York Times, 16 avril 2008.
Chacun a besoin de se comparer aux autres
Imaginez que l’on vous demande de choisir entre deux mondes dans lesquels les prix seraient les mêmes. Dans le premier, vous gagneriez 50 000 dollars par an et les autres habitants en moyenne 25 000 dollars. Dans le second, vous gagneriez 100 000 dollars et les autres 250 000 dollars. Quel monde choisissez-vous ? Probablement le premier, comme la majorité des étudiants de Harvard à qui la question a été posée (1).
Si, en soi, l’argent contribue peu à notre bonheur, il a néanmoins un effet de comparaison sociale : ce qui nous importe le plus n’est pas tant d’avoir de l’argent, mais d’en avoir autant, ou plus, que notre groupe de référence : voisins, collègues, famille… « Plus qu’un instrument d’achat, le revenu mesure l’aune à laquelle nous sommes estimés et, si nous n’y prenons pas garde, l’aune à laquelle nous nous mesurons nous-même », prévient l’économiste Richard Layard (2).
Cette dimension relative du revenu explique un autre aspect, moins connu, du paradoxe d’Easterlin : si les sociétés les plus riches ne sont pas plus heureuses que les plus pauvres, à l’intérieur d’une même société, note l’économiste, les individus les plus à l’aise financièrement sont en moyenne plus heureux que les plus démunis.
NOTES
(1) Sara J. Solnick et David Hemenwa, « Is more always better ? A survey about positional goods », Journal of Economic Behavior and Organization, vol. XXXVII, n° 3, novembre 1998, cité par Richard Layard, Le Prix du bonheur, Armand Colin, 2007.
(2) Richard Layard, ibid.
Qu'est-ce qui nous rend heureux ?
Si l’argent ne contribue que de manière relative à notre bien-être, quelles sont les causes de notre félicité ? De nombreuses disciplines scientifiques ont leur mot à dire sur le sujet (1) : des expériences réalisées sur de vrais et de faux jumeaux par David Lykken, de l’université du Minnesota, mettent en évidence la part génétique du bonheur humain. Certains psychologues de l’évolution, tel Michael Wiederman, considèrent que nous sommes plutôt enclins au malheur (anxiété, insatisfaction) car cela augmente nos chances de survie. Les sociologues mettent en évidence le rôle de l’intégration sociale (au travail, dans la famille, par les amis et les associations) : pour vivre heureux, vivons ensemble, montrent les enquêtes.
Qu’en pensent les économistes ? Pour Richard Layard, sept facteurs sociaux sont essentiels au bonheur : famille et vie intime, situation financière, travail, relations sociales et amitiés, santé, liberté individuelle et valeurs personnelles. S’appuyant sur les enquêtes du World Values Survey réalisées depuis 1981 dans 46 pays, R. Layard note qu’une séparation conjugale est la pire épreuve que puisse subir un individu. Sur une échelle allant de 10 à 100, son bonheur chute en moyenne de huit points. Soit quatre fois plus que s’il subit une baisse d’un tiers de ses revenus. Une détérioration de la santé subjective ou la perte d’un emploi amputent aussi lourdement la satisfaction personnelle. Si le chômage est souvent perçu au niveau individuel comme une catastrophe, c’est parce qu’il réduit à la fois le revenu, le respect de soi et les relations sociales, qu’il est de plus en plus mal ressenti dans la durée, et qu’il affecte aussi le bonheur des actifs disposant d’un emploi.
R. Layard dénonce aussi les méfaits de la flexibilité et de la mobilité, car nous avons besoin de stabilité. Certes, plus les individus sont mobiles, plus le système productif est performant. Mais les déplacements incessants rongent la vie familiale et associative. Si on ne les limite pas, ils nuisent finalement au bonheur de tous.
(1) Voir Jean-François Dortier et Renaud Persiaux, « Les lois du bonheur », Sciences Humaines, n° 184, juillet 2007.
Ambiguïtés et limites
« Le cœur du problème n’est pas l’importance du bonheur, mais la prétendue insignifiance de tout le reste, idée qui semble tenir à cœur à de nombreux champions du bonheur (1). » La critique est signée de l’économiste indien Amartya Sen, qui regrette les excès de Richard Layard lorsqu’il décrit le bonheur comme objectif politique « ultime et allant de soi ». Quid en effet de l’égalité, la liberté, la fraternité, et autres objectifs sociaux pour les économistes du bonheur ?
Lorsque des minorités défavorisées se sont résignées à leur sort, peut-on ainsi évaluer leur situation sociale en termes de bonheur ? Sûrement pas, soutient A. Sen, car les pauvres s’adaptent, au moins partiellement, à leurs conditions matérielles précaires de la même manière que les femmes ont longtemps accepté leur soumission. Interroger les individus défavorisés sur leur bien-être peut ainsi conduire à sous-estimer leur malheur « objectif ». On reproche également à l’économie du bonheur son ethnocentrisme et sa prétention à rechercher des vérités universelles. Par exemple, il n’est pas certain que le bonheur ait le même sens et la même importance dans les sociétés occidentales et asiatiques. Par ailleurs, ce qui est vrai dans certains pays ne l’est pas forcément dans d’autres : le temps partiel, perçu comme un emploi de mauvaise qualité en France, est mieux vécu au Royaume-Uni (2). Selon l’économiste Lucie Davoine, les inégalités ne sont pas non plus perçues aussi négativement dans tous les pays : « Dans les pays d’Europe de l’Ouest, avoir un revenu inférieur à son groupe de référence rend malheureux. La comparaison défavorable est ainsi mal vécue. Aux États-Unis et dans les pays de l’Europe centrale et orientale au contraire, à revenu individuel donné, voir le revenu du groupe de référence s’élever peut rendre heureux. Il reste un espoir de mobilité sociale et salariale. »
Enfin, au Royaume-Uni, des économistes du bonheur comme R. Layard mais aussi Richard Wilkinson et Michael Marmot (qui étudient le lien entre inégalités sociales et santé publique) ont directement inspiré le gouvernement travailliste de Tony Blair… Et se sont attiré des critiques, notamment à gauche, sur leur adhésion au capitalisme contemporain. L’historienne Llana Löwy juge ainsi leur engagement « réformiste, modéré et parfois franchement timide (3) ». Et regrette « leur incapacité à mettre en question l’économie de marché telle qu’elle existe aujourd’hui (…). Ils privilégient des explications psychosociales et des solutions qui, au mieux, tentent de corriger des excès du capitalisme tardif et, au pire, visent à améliorer l’adaptation psychologique des gens aux contraintes économiques et sociales ».
NOTES
(1) Amartya Sen, L’Idée de justice,
Flammarion, 2010.
(2) Lucie Davoine, « L’économie du bonheur. Quel intérêt pour les politiques publiques ? », Revue économique, vol. LX, n° 4, juillet 2009.
(3) Ilana Löwy, « La nouvelle économie du bonheur », Mouvements, n° 54, juin-août 2008.
Tableau : Palmarès des pays heureux : trois indicateurs
Pour évaluer quels sont les pays les plus heureux, l’Indice de bonheur mondial (IBM) se fonde sur des données objectives (PIB, état des droits de l’homme, qualité de vie…). Les enquêtes d’Adrian White et Ruut Veenhoven sont basées sur des sondages auprès des habitants. Des méthodes différentes, mais des résultats proches.
Graphique : L'argent ne fait pas toujours le bonheur
Plus on est pauvre, plus l’argent aide à être heureux. Mais parmi les pays développés, les Américains ne sont guère plus heureux que les Suédois, dont le revenu est quasiment inférieur d’un tiers.
Prozac pour tout le monde ?
Bienvenue dans Le Meilleur des mondes. Dans le roman d’Aldous Huxley (1932), vous avez atterri dans un pays divisé en castes, où chacun est astreint, avant même sa naissance, à un certain rang social. Peut-être faites-vous partie des Epsilon, la classe la plus basse. Vous avez alors été programmé en laboratoire pour être petit, laid, et employez vos journées à des tâches peu valorisantes. Mais peu importe : comme tous vos compatriotes, vous vous droguez au soma, la pilule du bonheur qui n’a aucun effet secondaire négatif. Vous êtes donc heureux…
Est-il vraiment souhaitable de « forcer » le bonheur des individus en leur administrant des psychotropes ? À rebours de la vision pessimiste d’A. Huxley, Richard Layard prend au sérieux la question et se pose en fervent défenseur du Prozac. Selon lui, des patients sinistres se sont épanouis grâce au médicament : « Loin de devenir des légumes, ils retrouvaient une vitalité et le courage de s’investir à nouveau dans l’existence. » Vision provocatrice ? Elle a attiré, là encore, quelques remontrances à l’économiste. D’abord, certains considèrent que les troubles psychiques doivent être résolus par des moyens… psychiques. Les procédés chimiques appellent la méfiance. Mais plus encore, il a été reproché à R. Layard de refuser toute place à l’insatisfaction dans la vie humaine, quand bien des auteurs mettent en évidence un « droit au malheur (1) » ou même un véritable besoin : « Toute la gamme émotionnelle est nécessaire », juge ainsi le psychiatre Christophe André (2). « Se faire un peu de souci, écouter sa tristesse ou être agacé sert notre capacité d’adaptation à l’environnement en termes de capacité de survie. » D’après ce dernier, le bon équilibre serait à deux tiers d’émotions positives et d’un tiers de négatives.
NOTES
(1) Renaud Gaucher, Bonheur et économie. Le capitalisme est-il soluble dans la recherche du bonheur ?, L’Harmattan, 2009.
(2) Collectif, dossier « Ce que la science nous apprend du bonheur », Sciences et Avenir, n° 760, juin 2010.