Calculateurs prodiges, pianistes virtuoses, musiciens à l’oreille absolue… Posséder les caractéristiques d’un génie tout en étant atteint d’un retard mental massif et de difficultés relationnelles majeures, c’est le cas de ceux que l’on a appelés pendant longtemps les « idiots savants ». Dans un souci d’exactitude et de dignité, cette expression, qui date de 1887, tend aujourd’hui à être remplacée par la notion de « syndrome savant ». Après plusieurs siècles de comptes rendus et d’observations, que sait-on exactement sur ce phénomène ? Quelles sont ces habiletés extraordinaires répertoriées chez ces individus ? Comment l’avancée des connaissances en psychologie cognitive permet-elle d’éclairer ce phénomène ?
En général, les habiletés savantes se limitent à cinq catégories :
• l’interprétation musicale, le plus souvent au piano, avec l’oreille absolue (bien qu’il existe des compositeurs non interprètes, tout comme des interprètes maîtrisant jusqu’à vingt instruments) ;
• l’art, habituellement le dessin, la peinture ou la sculpture ;
• le calcul de dates dans le calendrier ;
• les mathématiques, avec par exemple la production de résultats instantanés ou une prédilection pour les nombres premiers, sans performances notables dans des domaines arithmétiques plus simples ;
• les habiletés mécaniques ou spatiales, comme l’estimation de distances précises sans s’aider d’instruments, la construction méticuleuse de modèles réduits compliqués, la cartographie ou le sens de l’orientation.
Toutes ces habiletés couvrent un large spectre. À son extrémité, le terme de « savant prodige » est réservé aux individus extraordinairement rares dont la compétence est si éminente qu’elle serait spectaculaire même chez une personne ordinaire. Actuellement, il y a sans doute moins de 100 personnes au monde atteignant ce seuil très élevé.
La mémoire des « savants » est généralement très profonde, mais excessivement étroite, et limitée à l’habileté spécifique : la mémoire des plans de ville, par exemple, s’accompagne d’une mémoire visuelle ordinaire. Un sujet autiste sur dix présente des habiletés savantes. Toutefois, le syndrome savant ne se limite pas à l’autisme : si environ 50 % des personnes avec syndrome savant sont autistes, les 50 % restants présentent d’autres troubles développementaux, un retard mental, ou d’autres lésions ou pathologies du système nerveux central (1). Par conséquent, toutes les personnes autistes n’ont pas de syndrome savant, et toutes les personnes avec syndrome savant n’ont pas de trouble autistique. Par ailleurs, l’autisme, comme le syndrome savant, concerne davantage de sujets masculins que féminins. Le syndrome savant peut être congénital, mais aussi acquis, suite à une lésion cérébrale ou à une pathologie durant le bas âge, l’enfance, ou la vie adulte. En principe, les habiletés savantes se perpétuent, et leur mise en œuvre permanente les maintient au même niveau ou les accroît. Jusqu’ici, aucune théorie n’explique le cas de tous les « savants ». L’une d’elles postule une lésion cérébrale gauche compensée par l’hémisphère droit. En effet, une lésion de l’hémisphère gauche est fréquemment attestée chez les « savants », aussi bien par des épreuves neuropsychologiques que par des études de neuroïmagerie. Or, les habiletés savantes sont plutôt typiques de l’hémisphère droit : on peut les caractériser comme non symboliques, artistiques, pratiques, exigeant une perception directe, alors que les habiletés de l’hémisphère gauche sont plus séquentielles, logiques, symboliques, et incluent la spécialisation du langage. La meilleure confirmation de la théorie dysfonction gauche/compensation droite vient d’une recherche du neurologue Bruce L. Miller : il a décrit cinq patients qui ne présentaient aucun trouble avant la survenue d’une démence fronto-temporale (2), lésant l’hémisphère gauche. Alors qu’ils n’avaient jamais montré d’inclinations artistiques particulières, plusieurs de ces sujets ont manifesté des dons prodigieux au fil de leur démence (3). Le psychologue Narinder Kapur émet l’hypothèse que ce processus compensatoire, qu’il appelle la « facilitation fonctionnelle paradoxale », pourrait expliquer en partie la récupération spontanée que l’on observe parfois, dans certains domaines, après une lésion du cerveau (4). Plusieurs chercheurs essaient donc de faire émerger des talents « savants » chez des volontaires sains, en suspendant temporairement l’activité de certaines zones cérébrales gauches par rTMS (5). Des compétences rappelant celles des syndromes savants semblent alors possibles pour certains individus, mais pas pour tous.