Le grand réveil de Pachacutec

Une légende andine millénariste a traversé les siècles. 
Voici comment elle est devenue un symbole vivant de la nation péruvienne, avant de drainer des foules cosmopolites attirées 
par le kitsch du néochamanisme.

Dès le lendemain de son élection, le 29 juillet 2001, Alejandro Toledo, nouveau président du Pérou, gagne Machu Picchu en hélicoptère. Là, en présence de nombreux chefs d’État, selon un rituel inventé de toutes pièces, mais garanti authentique par le chamane le plus reconnu du pays (le recteur de l’université de Cuzco), il se présente en nouvel Inca. Après une incantation prononcée par deux grands prêtres chamanes, Éliane Karp, anthropologue belge et épouse du président, prononce un discours en hommage aux dieux de la montagne. Enfin, le rite s’achève sur une ode au tourisme : le président déclare que son souhait le plus cher est d’attirer trois millions de visiteurs sur le site sacré. Cette cérémonie d’intronisation aurait pu sembler parfaitement incongrue si elle ne s’appuyait sur un mythe populaire encore très présent dans les esprits : celui du retour de l’Inca. Et beaucoup d’Indiens avaient voté pour celui qu’ils considéraient comme la réincarnation du grand Inca Pachacutec, dirigeant d’un immense empire au xve siècle.

Mais que dit ce mythe ? Selon la version recueillie par deux étudiants en 1963, Inkarri (ce nom, signifiant « roi inca », vient du quechua « inka » et de l’espagnol « rey ») a créé les montagnes, les cours d’eau et le monde. Il a également créé les êtres humains, et attaché le Soleil à une pierre afin que le jour dure plus longtemps. Les rochers lui obéissent : il a donc le pouvoir de créer ce qu’il veut. Mais un jour, le dieu des catholiques donne l’ordre aux troupes du roi d’Espagne d’envahir le royaume d’Inkarri, de le capturer et de lui couper la tête. La tête d’Inkarri, toujours vivante, est alors placée dans un palais à Lima, où elle se trouve encore, désormais privée de ses pouvoirs, puisque séparée de son corps. Tant qu’Inkarri ne récupère pas son corps, l’humanité qu’il a créée – les Indiens – restera opprimée. Mais du jour où les deux parties seront réunies, alors Inkarri pourra utiliser à nouveau ses pouvoirs surnaturels, affronter le Dieu des catholiques et libérer son peuple.

La légende d’Inkarri

Quelques précisions sur ce mythe. On ne sait pas exactement quand il est apparu, mais il date très certainement de la période coloniale et a été élaboré par des Indiens. Il est recueilli pour la première fois en 1955 par l’ethnologue péruvien Efraim Morote Best. Mais c’est surtout l’écrivain José Maria Arguedas qui, l’année suivante, le fait connaître au grand public en collectant deux autres versions dans sa région natale. Plus récemment, Aurélie Omer a établi un catalogue raisonné des versions du mythe, dont elle dénombre 114 variantes, dispersées non seulement au Pérou, mais encore en Bolivie, au Chili, en Argentine 1… Selon A. Omer, la légende d’Inkarri peut se décomposer en plusieurs éléments : elle comporte tout d’abord des épisodes préhispaniques, comme la genèse de la dynastie inca, la fondation de l’empire et de Cuzco, sa capitale. Ensuite et surtout, elle contient des éléments de la période coloniale : le conflit entre Inkarri et le roi étranger, la chute d’Inkarri et sa mort par décapitation. Elle incorpore des morceaux de mythes locaux et des faits historiques, puisque la mort d’Inkarri rappelle la fin tragique du dernier empereur inca, Atahualpa, défait par les conquistadores espagnols, sous la conduite de Pizarro, et exécuté en 1533 par le supplice du garrot. Certains détails rappellent aussi le décès de Tupac Amaru II, chef d’une rébellion indienne, qui fut écartelé à Cuzco en 1781, et est devenu un héros de la lutte pour la reconnaissance des droits des indigènes.