Vous employez le terme d’« écologie des langues », emprunté à Einar Haugen, pour souligner l’importance de l’étude des langues dans leur environnement social, politique, économique ou culturel et vous critiquez les courants linguistiques qui en font abstraction. En quoi cette approche du « terrain » vous semble-t-elle plus pertinente ?
Les langues, tout d’abord, n’existent pas en dehors de rapports historiques et sociaux. Elles sont le produit de pratiques sociales, ce que vous appelez « le terrain ». Pour rendre compte de leur coexistence, de leurs interactions, de ce terrain justement, la notion de « niche » écolinguistique est utile. En outre, les langues n’existent pas en dehors de leurs locuteurs, elles entretiennent avec eux un rapport de type hôte/parasite, dans lequel bien sûr les langues sont les parasites : sans locuteurs, il n’y aurait pas de langues, c’est l’évidence. Enfin les langues entretiennent entre elles des rapports de type proie/prédateur, ce que j’ai appelé naguère la « glottophagie », puis la guerre des langues. Tout ceci nous mène donc à considérer les milliers de langues de ce monde d’un point de vue darwinien, d’où l’idée d’écologie des langues, qui nous fournit un cadre suffisamment large pour pouvoir analyser les rapports linguistiques dans toutes leurs dimensions, et suffisamment scientifique pour pouvoir les décrire à différents niveaux de profondeur, dans un mouvement de zoom allant d’une focale large à une vision microscopique.
On estime que la moitié des quelque 6 000 langues actuellement parlées auront disparu d’ici la fin du siècle. Quel rôle la sociolinguistique peut-elle jouer face à la disparition des langues ?
Elle ne peut qu’essayer de comprendre ces processus, les décrire. Pour le reste, il n’y a que deux types d’interventions possibles. Celle des locuteurs tout d’abord. Ce sont eux qui décident de parler ou non leur langue, de la transmettre ou non à leurs enfants. Sans locuteurs, pas de langues ! La seconde est celle des acteurs des politiques linguistiques, qui doivent intervenir en partant du principe que les langues sont au service des hommes, non l’inverse. Les langues ne sont pas des espèces qu’il faut conserver ou protéger comme des bébés phoques, malgré leurs locuteurs qui ne les parlent plus ! En revanche, si des locuteurs veulent conserver une langue, lorsqu’ils lui accordent par exemple une valeur ou une fonction identitaire, il s’agit d’un droit imprescriptible, et il faut les y aider.