Résistance au travail : la grammaire de la contestation

Les salariés ne cessent de s’opposer à leur management. Du retrait au cynisme, de la militance au renoncement, les formes de cette contestation varient cependant, selon le type de contrôle managérial, mais aussi selon le degré d’engagement des salariés.

Peut-on encore parler de résistance au travail ? Cette notion avait été forgée par de solides enquêtes sociologiques menées dans les années 1960-1970 en France et en Grande-Bretagne. Elles donnaient à voir les mondes du travail comme des territoires de la contestation, ce que l’actualité de l’époque illustrait à l’envi, des grandes grèves d’OS dans les usines automobiles aux guérillas contre les « petits chefs » en passant par des actes de sabotage contre les pointeuses, l’allongement des temps de pause ou les apéritifs sauvages. Depuis, l’eau a coulé sous les ponts. À l’heure de la production en juste-à-temps, de l’individualisation de la relation salariale et du management participatif, la contestation du travail est-elle encore à l’ordre du jour ? Certainement. Mais en rendre compte suppose de prendre acte de l’avènement d’un nouveau répertoire d’action. Cela exige aussi de dépoussiérer sérieusement nos façons de penser.

La résistance au travail renvoyait aux multiples refus de l’ordre usinier taylorien décrits par ceux qui y prêtèrent attention, tels Nicolas Dubost (Flins sans fin, 1979), Charly Boyadjan (La Nuit des machines, 1978) ou Robert Linhart (L’Établi, 1978). Ces témoignages s’inscrivaient dans une tradition sociologique ouverte dès les années 1930 aux États-Unis avec les enquêtes d’Elton Mayo et son équipe à la Western Electric. On y portait au jour, à distance de l’organigramme formel, une organisation informelle, faite de relations interpersonnelles, se superposant aux relations hiérarchiques, « de pratiques et de croyances qui, sur de nombreux points, vont à l’encontre des buts économiques de la compagnie », de gestes d’opposition et « de résistance aux changements dans le travail (1) ».

 

Un débat loin d’être clos

Vinrent les nouvelles formes d’organisation du travail (NFOT), l’entreprise-du-troisième-type, le réengineering, la production en juste-à-temps, la lean production, le « toyotisme » et ses kanban, le management participatif, les cercles de qualité, l’encouragement à « faire bien du premier coup », les high performance work systems, etc. Dans ce Nouveau Monde industriel, pour reprendre le titre de l’ouvrage éponyme de Pierre Veltz, « les manières de travailler, de produire, d’innover et d’échanger (étaient) en pleine révision (2) ». Que devenait dans ce contexte la contestation au travail ?

publicité

Deux thèses s’affrontèrent. Et le débat n’est pas clos, loin de là ! Il est périodiquement alimenté par de nouvelles enquêtes en entreprises, qui nourrissent chacune de nouveaux ouvrages et articles dans les revues scientifiques… Pour les uns, les pratiques de résistance au travail seraient clairement caduques. « Un système diabolique de domination autoadministrée (3) » aurait fini par broyer l’acteur. La cage d’acier se serait refermée sur les salariés : leur soumission à l’ordre capitaliste dans l’atelier serait « librement consentie (4) », la servitude devenue « volontaire », et « cette volonté de mieux servir conduit à l’aveuglement sur sa propre situation (5) ».

Raisonner ainsi, estiment cependant d’autres chercheurs, c’est oublier deux dimensions fondamentales de la relation d’emploi. En premier lieu, il s’agit – précisément – d’une relation. Certes, il existe une asymétrie entre les salariés et leur management : le droit du travail reconnaît une subordination des premiers aux seconds, ce qui implique qu’un salarié ne dispose pas des mêmes ressources que la direction de son entreprise pour faire valoir son point de vue. Les uns et les autres n’en sont pas moins liés par une interdépendance. Comme l’observent Peter Fleming et André Spicer (6), il n’y a pas une « action des managers », suivie d’une « réaction des salariés ». Il est préférable de parler, dans les termes du sociologue Georg Simmel, d’une « action réciproque » entre managers et salariés, ce qui veut dire que chaque partie définit sa position en fonction de la position de l’autre.

Second oubli : les dominés restent maîtres, dans des proportions non négligeables, des modalités de leurs dominations. Les salariés n’obéissent jamais de façon béate aux règles. Aussi dominés soient-ils, ils doivent être considérés comme des êtres actifs et imaginatifs, des stratèges toujours capables d’évaluer les situations dans lesquelles ils sont placés. Comme le notaient déjà les enquêteurs de la Western Electric, les salariés savent apprécier si une innovation technique ou la réorganisation d’un service est injuste ou fondée, si telle décision managériale affectera les conditions de travail ou les relations au sein d’un département. Ils savent « résister aux modifications réelles ou imaginaires » de l’équilibre social de l’entreprise (7). Bref, ce ne sont pas des cultural dopes, des idiots culturels, dirait Harold Garfinkel…