« Ici, officiellement, ce syndicat n’a pas de sympathisants et, pourtant, il réalise de gros scores aux élections professionnelles ! » : l’ironie de ce DRH rappelle qu’en matière de conflits au travail, les apparences sont trompeuses. La conflictualité semble en sommeil, pourtant elle est bien présente, de manière dispersée et irrégulière. C’est ce que j’ai constaté en enquêtant auprès des salariés en CDI de trois grandes entreprises opérant dans l’Hexagone. Trois fleurons de l’industrie, implantés dans la sidérurgie, l’énergie et l’électronique militaire et civile. Dans ces firmes historiquement liées à l’État, à ses commandes, à son autorité, à son désengagement aussi, les salariés pourraient apparaître parmi les mieux lotis. Pourtant, le conflit s’exprime en une multitude de registres que les traditionnels affrontements entre syndicats et direction peinent désormais à endiguer.
Le mérite n’est pas récompensé, les plans de licenciements sont aveugles aux « vertus » des uns et aux « vices » des autres, les chefs sont incompétents, lâches ou inhumains : autant de critiques récurrentes dans la bouche des salariés. De ces récriminations, qui émanent de toutes les catégories du personnel, se dégage le sentiment d’une injustice fondamentale (1) : le mépris. Les salariés se sentent méprisés lorsqu’ils ont à subir le « mauvais stress », celui qui conduit Patrick (2), technicien, « à prendre des petits cachets ». Ou lorsque, comme Caroline, acheteuse, la promotion tant attendue au rang de cadre leur est refusée : « J’ai l’impression d’être bafouée, là. Et je déteste ce sentiment-là. Vous savez, comme quand vous êtes enfant et que vous souffrez d’une injustice. » Le mépris est également invoqué pour dire, comme Sylvie, ouvrière, la peur de perdre son emploi, alors que l’on a consenti des efforts, en acceptant des missions ponctuelles sur d’autres sites du groupe.
« Oh ! Calme-toi ! »
Parce qu’ils jugent que leurs dénonciations ne sont pas entendues par les syndicats, les salariés se tournent souvent vers des actions directes et individuelles. La violence est l’une des options qui se présentent à eux. Pour Anthony, agent, qui subit les brimades de son chef, la coupe semble pleine quand celui-ci justifie l’absence d’augmentation avec des arguments qu’il juge irrecevables : « Moi, à l’entretien que j’ai passé dernièrement, on ne m’a pas dit que je n’étais pas bon. On m’a tout simplement dit que je ne faisais pas le travail à 100 %, que je n’étais pas bon à 100 %. Pardon ! Je ne suis pas mauvais mais je ne suis pas bon à 100 %. Ça, c’est pas possible d’être bon à 100 %. On va toujours trouver des défauts. » La colère pousse Anthony à utiliser des tournures radicales, tant il est vrai que « si on avait des fusils à la place des outils, on tirerait dans tous les sens sur ceux qui sont au-dessus de nous ! » Tout cela n’est d’ailleurs pas qu’une figure de style, la colère débouchant parfois sur une véritable altercation : « Moi, ça m’est arrivé de parler nez à nez avec ma hiérarchie, à m’emporter, quoi, devant tout le monde. Elle (la hiérarchie) s’est calmée puisque c’est remonté jusqu’en haut. On l’a convoquée, et puis, on lui a dit : “Oh ! Calme-toi !” Il faut dire qu’on s’est insultés “Enculé ! Si tu veux te battre, viens dehors !” » Au-delà de la violence physique, une certaine violence verbale est de mise pour, à l’image de François, ingénieur, s’insurger contre des « mecs qui managent comme au Moyen Âge ».
Certains adoptent même des conduites proches du sabotage, lorsque par exemple ils s’en tiennent aux procédures prescrites, en sachant pertinemment qu’elles aboutiront à une destruction du matériel. Luigi, technicien, se souvient d’un collègue poussé à bout par la valse irrationnelle des ordres et contre-ordres d’une hiérarchie « incompétente » : « Je me rappellerai toujours un gars, qui vivait la même chose que nous. On met les logiciels dans le radar (…). Dans la procédure, il y avait une opération destructrice qui cassait des composants sur la carte-mère. (…) Son responsable lui a dit : “Tu appliques la procédure !” (…) Et la carte était cassée ! Parce qu’on lui avait demandé d’appliquer la procédure (rien que), la procédure. »