«Une nécessité pour affronter l'existence» Entretien avec Christophe André

« Il faut rire avant que d’être heureux, de peur de mourir sans avoir ri », écrivait Jean de La Bruyère. « Vivons heureux en attendant la mort », prônait Pierre Desproges. 
Christophe André abonde dans ce sens : pour lui, c’est la quête du bonheur qui rend l’existence supportable…

Y a-t-il une injonction au bonheur, comme s’il s’agissait d’une norme à atteindre ou d’une performance à accomplir ?

C’est la thèse de Pascal Bruckner notamment, mais je ne suis qu’à moitié convaincu. Le principe est le même pour la santé : si on explique aux gens quels efforts accomplir pour être plus en forme, que les médias reprennent le message, qu’il tourne en boucle, bien sûr que ça peut paraître une injonction. Mais il me semble qu’il y en a de pires : achetez, consommez, gagnez de l’argent… L’injonction à être heureux, finalement, a peut-être des effets collatéraux, mais elle présente aussi beaucoup d’avantages : nous amener à y réfléchir, à faire un peu plus d’efforts que nous n’en faisons spontanément. Il y a un tel besoin de bonheur, il y a tellement de gens malheureux, que parler du bonheur est important et utile. D’ailleurs, que supposerait cette injonction au bonheur ? Que si vous n’êtes pas assez heureux, vous êtes viré du groupe. Mais il n’est pas besoin d’injonction ni de prétendue dictature : quelqu’un de souriant est naturellement apprécié davantage, on va vers lui, tandis que quelqu’un qui se plaint tout le temps et se montre très négatif fait fuir les autres, injonction ou pas. On le remarque avec les patients déprimés chroniques, dont le réseau social se délite année après année.

Certains ont-ils peur d’être heureux ?

Oui, notamment les anxieux avec leur pessimisme défensif et leurs calculs bizarroïdes : je ne me laisse pas aller au bonheur, parce que je sais que ça va s’arrêter. Je ne me réjouis pas du beau temps, parce que je sais qu’il va finir par pleuvoir. Si mon bonheur s’arrête (et il s’arrête toujours !), je serais trop malheureux, plus malheureux que si je n’avais pas été heureux du tout… Fuir le bonheur de peur qu’il se sauve, en somme. D’autres, comme les endeuillés, éprouvent une culpabilité par rapport au bonheur : si vous avez perdu un proche, de petites choses vous rendent à nouveau heureux avec le temps, mais vous vous en voulez d’être heureux sans l’être que vous avez aimé. Ce que je vois surtout, donc, ce sont plutôt des maladresses ou des négligences avec le bonheur. On s’y prend mal, on ne fait pas de réels efforts…

 

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Le pessimisme des anxieux est peut-être justifié, puisqu’il existe une « habituation hédonique », qui fait que l’on finit par se lasser même du bonheur et par en chercher un autre…

En effet, une source de bonheur permanente dans notre environnement perd de sa puissance, à moins d’efforts réguliers de prise de conscience pour se remémorer nos motifs de satisfaction. Ma théorie, c’est que le bonheur, bien que labile, fragile, intermittent, n’est pas un luxe ni une option, mais une nécessité. Sans lui, nos vies nous apparaîtraient uniquement comme une suite d’adversités, de souffrances, de deuils, de maladies… Et en plus, à la fin, on meurt ! C’est aussi ça, la vie : vous allez en baver, les gens que vous aimez vont en baver, puis vous mourrez. Heureusement, ce n’est pas que ça, heureusement qu’entre ces moments vous allez parfois aimer, être aimé, admirer… Le bonheur, au fond, c’est le moyen de traverser l’adversité sans être totalement ravagé. C’est pour cela qu’un dépressif ne délire pas, il ne voit pas des problèmes inexistants : il voit la vie telle qu’elle est, mais il n’en voit que la moitié, uniquement ses aspects sombres, puisqu’il souffre d’anhédonie, c’est-à-dire d’incapacité à être heureux, à savourer les bons moments. Le bonheur, c’est donc une nécessité pour pouvoir affronter l’existence.