Une pensée hors norme

Hors norme, la pensée d’Edgar Morin l’est à plus d’un titre : à la fois monumentale, protéiforme et non conventionnelle. 
Tour à tour sociologue et philosophe, anthropologue et prophète, il est aussi insaisissable qu’incontournable. Il se moque des frontières disciplinaires et parfois aussi… de lui-même.

L’œuvre d’Edgar Morin est volumineuse, protéiforme et, vue de loin, ressemble à celle d’un touche-à-tout glouton. Il a d’abord ouvert de nombreux chantiers en anthropologie (avec un essai sur la mort), puis en sociologie (étudiant la culture de masse, la jeunesse, et élaborant une sociologie du présent), avant de se consacrer à son grand projet anthropo-bio-philosophique : la théorie de la complexité. Il a également étudié le cinéma, les rumeurs, les transformations de la société française, la nature de l’URSS, la vie des idées, avant de se transformer en une sorte de prophète prônant une nouvelle « politique de civilisation ».

Mais derrière cet apparent éclectisme se révèle une unité profonde. Morin a d’ailleurs sans doute fait une erreur de marketing en baptisant sa méthode de pensée « complexité ». Le terme de « simplexité » aurait mieux convenu. Car il y a dans son approche de l’être humain – composé de forces diverses qui s’assemblent et se confrontent – à la fois le sens de la complexité et celui de l’unité profonde.

La vie et la mort : une dialogique

Cette unité qui réunit en un tout les diverses composantes de l’être humain (biologique, anthropologie, psychologique et historique) apparaît dès son premier livre. L’Homme et la Mort est publié en 1951 par un jeune homme de 30 ans qui a été profondément traumatisé par la mort de sa mère lorsqu’il avait 10 ans. On y trouve déjà une idée germinale qui va alimenter l’ensemble de son œuvre, celle de la coexistence contradictoire des contraires : la vie et la mort, la création et la destruction, l’ordre et le désordre, le réel et l’imaginaire, unis et s’opposant en un processus unique qu’il nomme « dialogique » 1.

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L’Homme et la Mort part d’un paradoxe : l’homme partage avec tous les êtres vivants le fait d’être mortel. Et la vie et la mort sont indissolublement liées : les animaux ne peuvent vivre qu’en volant la vie des plantes ou des animaux dont ils se nourrissent. La mort s’attaque à la vie, mais « la vie se nourrit de mort ».

Parmi les êtres vivants, les humains prennent conscience de leur mort. Mais aussitôt, cette conscience de la mort est refoulée : la volonté biologique de survie se traduit sur le plan imaginaire par un désir d’immortalité. Depuis l’aube de l’humanité, les hommes ont déployé tout un arsenal de mythes et de croyances destinés à nier leur propre mort. Ces croyances ont pris historiquement plusieurs formes : celle de la réincarnation, celle de la survie du mort dans l’au-delà (dans les religions archaïques), celle de la Résurrection (dans le christianisme), celle du Nirvana (dans l’hindouisme) qui est une forme de fusion cosmique « au-delà de la vie et de la mort ». De tout temps et partout, l’être humain refuse sa condition de mortel. Son esprit s’oppose à sa nature biologique. « Il fait l’ange, mais son corps fait la bête, qui pourrit et se désagrège comme celui d’une bête », écrit Morin dans L’Homme et la Mort.

Les mythes relatifs à la mort ont donc une double nature. Ils sont à la fois prise de conscience d’une mort qui fait peur, angoisse, épouvante, et refus d’admettre cette réalité. Cette révolte contre sa condition d’animal mortel dénote une « inadaptation de l’homme à la nature, et une inadaptation de l’individu humain à sa propre espèce ».

Cette nature paradoxale de la pensée humaine – à la fois réaliste et mystificatrice, lucide et fabulatrice – est l’un des points clés de la conception de l’imaginaire développée par Morin. On la retrouve notamment dans ses études ultérieures sur le cinéma.

Le cinéma ou le réel transfiguré

En 1950, grâce à l’appui du sociologue Georges Friedmann, Morin entre au CNRS. Il vient alors de rompre avec le Parti communiste français dont il était un intellectuel patenté. Au sein du CNRS, il choisit comme thème de recherche la « culture de masse », et plus particulièrement le cinéma. Il faut dire que, pour Morin, le septième art est autant une passion personnelle qu’un objet de recherche. Cinéphile, amateur de films noirs américains autant que ceux de la « nouvelle vague », Morin s’essayera même à l’écriture de scénario. En 1960, il réalisera un film de « cinéma-vérité » avec Jean Rouch, Chronique d’un été.

Le Cinéma ou l’Homme imaginaire, publié en 1956, indique, dès le titre, dans quel esprit Morin aborde son sujet. Il ne s’agit pas uniquement d’analyser une industrie culturelle ou de se livrer à des enquêtes sur la fréquentation des salles. Certes, le cinéma est une invention technique devenue une institution et une industrie. Mais on ne peut comprendre l’attrait pour cette « machine à rêves » en restant borné au niveau économique ou sociologique. Il faut intégrer ces dimensions dans une approche anthropologique si l’on veut comprendre la fascination qu’il exerce.

Car le cinéma est révélateur d’une dimension essentielle de l’existence humaine, une existence qui se joue sur deux faces indissociables, comme les deux faces d’une médaille : le réel et l’imaginaire, le quotidien et le fantastique, le vrai et l’illusoire. « Le réel est baigné, côtoyé, traversé, emporté par l’irréel. L’irréel est moulé, déterminé, rationalisé, intériorisé par le réel », écrit ainsi Morin dans Le Cinéma ou l’Homme imaginaire.