Vices et vertus de la société de consommation

Depuis son origine, la consommation a été l’objet de critiques récurrentes, tantôt associée à un gaspillage coupable, tantôt considérée comme aliénante. Célébrée pendant les trente glorieuses, elle se pare aujourd’hui d’une vertu écologique.

La consommation a rarement eu bonne presse. Elle a même été la cible, depuis son origine, de critiques récurrentes. Au point qu’aux yeux des moralistes et des penseurs sociaux, la consommation a plus souvent semblé suspecte qu’elle a été célébrée. Les uns y voyaient un signe d’indolence, un penchant coupable contraire à l’éthique du capitalisme. Pour d’autres, elle ne pouvait que signifier l’aliénation des masses envoûtées par la profusion de marchandises. Elle a été érigée en vertu économique, à réactiver d’urgence en temps de crise. Elle se doit aujourd’hui d’être éthique et abstinente, attentive à la planète tout comme à la condition des producteurs. Bref, la consommation navigue entre injonctions et préventions, critiques et célébrations dont il n’est pas inutile de rappeler l’histoire.

Si, comme nous y invite l’historienne Kathleen Donahue (Freedom from Want, The John Hopkins University Press, 2003), on se penche sur les débats qui avaient cours au XIXe  siècle aux États-Unis, on constate un étonnant paradoxe : alors même qu’il avait connu au XVIIIe  siècle une révolution de la consommation marquée par la diffusion de nouvelles pratiques d’achat, dans le domaine de l’alimentation, des vêtements ou du mobilier, le consommateur était au mieux ignoré, au pire condamné. Les commentateurs n’avaient d’yeux que pour le producteur, un personnage auquel on prêtait autant de vertus que l’on attribuait de vices au consommateur.

Une telle disposition trouvait parfois, comme aux États-Unis ou en Angleterre, son origine dans une tradition puritaine qui prônait la modération dans la dépense et concevait toute consommation excessive comme le signe que l’on s’éloignait de Dieu. Ces moralistes éprouvaient néanmoins une certaine difficulté à identifier le seuil au-delà duquel la consommation devenait excessive. S’en tenir à la satisfaction des besoins essentiels semblait une recommandation pertinente pour les pauvres. Mais pouvait-on décemment en demander autant pour les plus riches ? La difficulté demeura insoluble, mais les moralistes n’en perdirent pas pour autant de vue l’essentiel : s’adonner à la consommation était un péché.

 

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Le consommateur refoulé

La condamnation de la consommation prenait également appui sur la pensée libérale de l’époque. Adam Smith avait beau rappeler que « la consommation était la finalité de toute production », la vertu essentielle résidait dans l’épargne. D’elle dépendaient l’accroissement du capital investi et donc la progression des richesses produites. Les vertueux étaient les capitalistes, qui savaient renoncer aux plaisirs immédiats de la consommation, et investissaient une part conséquente de leurs profits. Non seulement ils s’assuraient ainsi de devenir plus riches encore, mais ils contribuaient aussi à la prospérité de la nation. C’est pourquoi l’économiste David Ricardo recommandait de favoriser une répartition du revenu qui avantagerait les capitalistes.

Les critiques du capitalisme participaient eux aussi de ce « consensus productiviste », tout en différant sur l’identité des producteurs. Pour les socialistes, les travailleurs étaient à l’origine de toute richesse. La misère à laquelle les condamnaient les salaires qui leur étaient versés constituait l’une des plaies les plus visibles du capitalisme. Pourtant, ce que Karl Marx dénonçait avant tout, ce n’était pas que les travailleurs consomment si peu, mais qu’ils soient dépossédés de leur travail, exploités par les capitalistes qui s’appropriaient de leur produit et gouvernaient la production. Lorsqu’il imaginait le socialisme, c’était certes une société où chacun satisferait ses besoins, mais c’était surtout une « société d’hommes libres » où chacun travaillerait selon ses vœux et verrait sa contribution reconnue par tous. Bref, Marx célébrait le travailleur, mais ne se préoccupait pas du consommateur.