William Marx : « Ce que la littérature nous apprend »

William Marx inaugurait en janvier dernier la chaire de littératures comparées au Collège de France. En restituant l’altérité et l’étrangeté des textes anciens ou lointains, il invite les lecteurs à enrichir leur vision du monde.

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« Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal/Fatigués de porter leurs misères hautaines/De Palos de Moguer, routiers et capitaines/Partaient, ivres d’un rêve héroïque et brutal. » Un poème de José-Maria de Heredia déclamé au Collège de France, voilà qui était bien inhabituel. Le 23 janvier 2020, c’est pourtant comme cela que William Marx inaugura sa chaire de littératures comparées. À vrai dire, W. Marx aurait, aussi, pu choisir une tragédie grecque, un roman de Michel Houellebecq ou quelques-unes des fantaisies comiques de l’humoriste Alphonse Allais.

Car cet amoureux des lettres est un homme d’une curiosité inlassable. Titulaire d’un baccalauréat scientifique, ayant vécu à Kyoto, déchiffrant le sanskrit ou le hittite, il s’intéresse aussi bien à la littérature antique qu’à la poésie de T. S. Eliot ou Paul Valéry. Avec un fil rouge : tenter de comprendre ce que la littérature peut nous apprendre.

Vous vous intéressez à la littérature en tant que telle, plutôt qu’à tel ou tel auteur. Pouvez-vous nous expliquer cela ?

Ce qui m’intéresse, c’est la façon dont évolue notre conception de la littérature. Nous n’en sommes pas conscients, mais le terme lui-même de littérature est d’origine récente. Dans son emploi moderne, il n’est en cours que depuis deux siècles environ, et ne vaut que pour l’Europe. Je m’intéresse donc à la variation de cette notion de littérature et du rôle qu’elle se donne dans la société.

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Or on observe aux 18e et 19e siècles un phénomène d’expansion de la valeur qu’on accorde à la littérature, qu’emblématise parfaitement le stupéfiant couronnement de Voltaire en 1778 à la Comédie-Française. C’est une incarnation du pouvoir des lettres. À l’inverse, à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle, on observe le contraire : les écrivains font leurs adieux à la littérature, comme Rimbaud, qui arrête d’écrire vers l’âge de 21 ans, ou Paul Valéry, qui fait de même, quasiment au même âge – même s’il reviendra à la littérature plus tard.

Comment expliquez-vous cette évolution ?

Prenons deux événements au contraste saisissant, le grand tremblement de terre de Lisbonne en 1755 1, une des plus grandes catastrophes naturelles qu’a connues l’Europe, et la Shoah. À leur façon, les deux événements ont eu la même importance idéologique pour les contemporains.

Le tremblement de terre, qui fit des dizaines de milliers de morts, abolit l’idée de la bonté de la nature, de la bonté de Dieu. De son côté, l’entreprise nazie met à bas l’idée de progrès technique et moral – une idée qui venait justement des Lumières et de la réaction au désastre de Lisbonne. Donc dans les deux cas, il y a un bouleversement des repères idéologiques de la civilisation européenne. Or le tremblement de terre est suivi par une floraison de poèmes et d’œuvres littéraires, alors qu’après l’extermination des Juifs, on entend un discours selon lequel cet événement serait intouchable par la littérature : « Écrire un poème après Auschwitz est barbare », selon les mots d’Adorno – même si en réalité, quantité d’écrits et de poèmes furent rédigés après et même pendant Auschwitz. La différence entre ces deux moments, c’est le statut de la littérature : on ne la considère plus au 20e siècle que comme un produit purement formel, incapable de traiter de la réalité, en particulier quand cette réalité est poignante et tragique.