◊ Totalité et Infini, Emmanuel Lévinas, 1961
◊ Temps et Récit, 3 t., Paul Ricoeur, 1983-1985
Emmanuel Levinas (1906-1995)
Disciple de Martin Heidegger et d’Edmund Husserl. Formé aux lectures talmudiques, marqué irrémédiablement par la catastrophe nazie et le génocide des Juifs, il a élaboré une philosophie qui postule que l’expérience de l’infini passe précisément par la rencontre de l’autre, de notre prochain. Cette réflexion l’a amené à construire une éthique de la responsabilité individuelle et de l’hospitalité.
Paul Ricoeur (1913-2005)
Né à Valence en 1913, de famille protestante, Paul Ricœur passe l’agrégation de philosophie en 1935, enseigne à Strasbourg et à la Sorbonne avant de diriger la nouvelle université de Nanterre après 1968. Proche du mouvement Esprit, il s’intéressa à la phénoménologie, l’existentialisme et à la philosophie du langage. Enseignant successivement en France, à Louvain, Montréal, Yale et Chicago, Ricœur n’a jamais cessé d’étonner par sa foisonnante fécondité intellectuelle.
Totalité et infini,1961 Emmanuel Levinas
“La lucidité ne consiste-t-elle pas à entrevoir la possibilité permanente de la guerre ? ”
Deux yeux, un nez, une bouche…, le visage est la première chose que l’on voit chez autrui. Et ce visage n’est pas innocent. Par sa fragilité qui nous rappelle la faiblesse inhérente de la nature humaine, ce visage nous appelle. Il s’agit là du premier pas de l’éthique d’Emmanuel Levinas qui place au cœur de son œuvre phare, Totalité et Infini, la relation à l’autre. Considéré comme l’un des introducteurs en France de la phénoménologie, Levinas ne sait pour autant rester fidèle à Edmund Husserl qu’en assumant une dissidence radicale. Son éducation juive traditionnelle et, plus tard, l’expérience des camps nazis infléchissent sa pratique de la phénoménologie dans le sens d’une éthique élevée à la hauteur d’un fondement philosophique absolu. L’expérience que nous faisons à chaque instant de l’autre homme, et plus exactement de son visage, est celle d’un être qui nous échappe à tout jamais.
La relation à l’infini
Cette théorie éthique du visage, qui connaît un vif succès en France dans les années 1980, est en fait profondément ancrée dans l’expérience personnelle de Levinas, témoin de la Seconde Guerre mondiale. Si l’« infini » dont parle le titre de l’ouvrage correspond au visage d’autrui, la « totalité » est, elle, liée à la guerre, considérée par Levinas comme la vérité du réel et de l’être en général. La guerre est la loi qui régit l’être autant qu’elle le définit. Puissance englobante, elle « avale » tout et devient une totalité qui exclut toute possibilité de lui être extérieur. La paix consisterait alors à briser cette totalité, à créer une brèche qui puisse la faire déborder et permettre une extériorité, une « évasion hors de l’être ». Mais cette rupture avec la totalité ne peut précisément passer pour Levinas que par la relation à l’infini, lui-même incarné par le visage d’autrui. C’est alors la rencontre avec l’extériorité du visage d’autrui qui me désarme en tant que je suis la loi de l’être, c’est-à-dire la loi de la guerre et de la violence. Ainsi la mise en question de la guerre n’intervient pas rationnellement grâce à une argumentation conceptuelle. Elle se fait hors logos, dans un face-à-face, dans une éthique informelle qui n’est autre que la remise en cause empirique de mon égoïsme par le visage d’autrui. Le visage, en effet, est d’abord une forme qui surgit avant d’être « dite », qui m’interpelle sans parole 1. Il n’existe pas chez Levinas d’énumération des contenus de l’éthique telle qu’elle doit se pratiquer. L’éthique levinassienne est tout entière « expérience », au cœur même de la théorie de l’être. Ainsi, la phénoménologie instruit ici son propre dépassement. Il n’est plus question d’une subjectivité qui voudrait convoquer tout l’être pour s’en faire maître, mais d’un bien au-delà de l’être, et donc d’une subjectivité dépassée, débordée. C’est pourquoi Levinas considère l’éthique comme « la philosophie première », celle qui remonte à l’essence de l’être, la loi de la guerre. Il veut prouver que l’éthique est antérieure à la connaissance, plaçant l’exigence de la paix avant celle de la vérité.
Temps et Récit, 3 t., 1983-1985 Paul Ricoeur
“Nous attendons de l’historien une certaine qualité de subjectivité, appropriée à l’objectivité qui convient à l’histoire.”
Ouverte sur toutes les philosophies, la pensée de Paul Ricœur aime à dialoguer avec divers courants dont il parvient souvent à dépasser les oppositions 2. Mais c’est l’action humaine qui est son fil directeur. Orphelin dès le plus jeune âge (sa mère décède lorsqu’il a 6 mois et son père meurt quand il a 2 ans), Ricœur s’intéresse très tôt à la question de la souffrance, du mal et de la faute. Dès les années 1930, il découvre Edmund Husserl, qu’il contribue à diffuser en France grâce à la traduction qu’il donnera plus tard des Idées directrices pour une phénoménologie (1913). L’empreinte sur sa pensée de la phénoménologie sera profonde. Mais pour Ricœur, la philosophie n’est pas une activité narcissique. Et c’est pourquoi son ouverture est également ouverture vers ce qui se tient à l’extérieur de la philosophie. Il instaure un dialogue critique tant avec la linguistique, que la psychanalyse, le droit, la théologie ou l’histoire, qu’il contribue ainsi à renouveler autour de la question du sens, de la conscience ou de l’identité. Ainsi Temps et Récit, l’un de ses maîtres ouvrages, montre qu’il y a unité de structure entre la fiction et l’historiographie. Il insiste ainsi sur l’importance de la « mise en intrigue » qui agence des éléments singuliers et hétérogènes pour en faire une histoire. Ce faisant, il contribue à repenser l’historiographie par le détour de la philosophie du temps et de la théorie littéraire. C’est également dans Temps et Récit qu’émerge la notion, si importante pour les sciences humaines, d’« identité narrative ». Si la psychanalyse a mis fin à l’image unifiée du moi, il reste que l’identité tire son unité, pour Ricœur, du récit que l’on peut composer sur soi-même. L’identité narrative apparaît alors comme un enjeu tant pour les individus que pour les groupes qui (re)construisent leur identité à travers des récits.