Irrationnels, mais prévisibles

Influençables, mauvais calculateurs et inconstants : voilà ce que nous serions, en dépit de la théorie du choix rationnel (TCR). Mais cela ne veut pas dire que nous faisons n’importe quoi. Depuis trois décennies, psychologues et économistes ont uni leurs efforts pour identifier quelques-unes de nos erreurs les plus constantes. Donc, les plus prévisibles.

L’idée que les êtres humains agissent selon les prescriptions de la raison (ou du moins devraient le faire) est aussi vieille que la philosophie, et la théorie économique moderne de l’acteur rationnel en est le prolongement.

 

Un agent économique égoïste et calculateur

Elle puise à deux sources : d’une part l’idée, présente chez des sociologues comme Max Weber et Vilfredo Pareto, que les phénomènes sociaux résultent de la somme des actions des individus, lesquels individus sont conscients des buts de leurs actes. L’autre est un postulat des économistes classiques affirmant que le but unique des agents économiques est de maximiser leur profit, lequel est calculable par une évaluation des coûts et des bénéfices.

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Dans sa forme moderne, la TCR suppose que l’agent économique est à la fois égoïste et calculateur.

Ces principes simples se sont heurtés à des paradoxes dès qu’il s’est agi de décrire des comportements concrets, dans le domaine économique, et plus encore, dans d’autres aspects de la vie sociale. L’un des paradoxes les plus rabâchés est celui du vote : connaissant le poids infime de leur voix, pourquoi les électeurs se rendent-ils au bureau de vote plutôt que de partir en week-end ? Par quel ressort psychologique sont-ils mus ? L’illusion de peser sur le résultat, le sens du devoir, la sympathie envers leur candidat ? Toutes ces solutions ont été envisagées, étudiées, testées.

Ainsi, l’un des accommodements les plus remarqués a été celui apporté par Herbert A. Simon, qui a introduit la notion de « rationalité limitée ». H.A. Simon a développé l’idée que les choix des acteurs dépendent de la quantité et de la qualité des informations qu’ils détiennent, d’une part, et de leurs capacités de calcul, d’autre part. Par exemple, pour acheter une voiture, la plupart des gens ne prennent pas le temps de comparer toutes les caractéristiques des automobiles (consommation, confort, espace) et sont incapables d’évaluer objectivement leur valeur relative, les évaluer et les comparer. Cette information imparfaite peut aussi bien les amener à faire des choix qui ne sont pas les meilleurs, qui sont plutôt « raisonnables » que strictement rationnels. Par exemple, une « règle de flair » comme disait H.A. Simon ou « heuristique » consiste à demander conseil auprès d’un expert (mon beau-frère qui s’y connaît mieux que moi en voiture) ou encore à faire un choix raisonnable en copiant le comportement de gens qui sont dans une situation comparable à la mienne.

 

Morale et normes versus rationalité ?

Daniel Kahneman et Amos Tversky, tous deux psychologues, ont attribué les effets de la rationalité limitée à une série de biais cognitifs, en même temps qu’ils fondaient une nouvelle discipline : l’économie comportementale.

Globalement l’économie comportementale a apporté trois types de critiques à la TCR. Le calcul des intérêts se heurte à des « biais cognitifs » (c’est-à-dire des raisonnements apparemment fiables mais qui comportent des erreurs de jugement). Ensuite des biais « émotionnels » (mes choix sont affectés par des variables émotionnelles – peur ou envie, honte ou culpabilité – qui brouillent mes intérêts et mes calculs). Enfin des « biais moraux » qui font que nombre de nos choix économiques sont commandés aussi par des normes sociales et pas simplement sur le calcul de mes intérêts égoïstes. Bref, dans nos choix de consommation, il nous arrive souvent de choisir sans faire des calculs très justes, de flamber sous l’emprise de l’envie ou d’accepter d’aller à l’encontre de nos intérêts directs afin de satisfaire aux normes en usage.

De même, l’axiome d’égoïsme de la TCR se heurtait à des évidences, comme celle de l’action désintéressée – par exemple, le fait de consacrer de longs moments de sa vie à faire des pèlerinages ou à aider les pauvres. Ce poids de la morale et des normes sur l’action humaine, bien connu des sociologues, est-il compatible avec la rationalité ? Peut-on dire que l’individu, en toutes circonstances, calcule les coûts et bénéfices de ses actions ? Certains, comme la promesse de la vie éternelle, ou même l’estime de ses voisins, semblent proprement incalculables. Agit-il sous le joug de la domination des normes ou bien – autre possibilité – sous l’impulsion de ses sentiments spontanés ? Auquel cas, peut-on encore dire qu’il est rationnel ?

Il existe nombre de réponses plus ou moins satisfaisantes à ces questions, dont on ne peut pas dire qu’elles tranchent le problème, mais qu’elles apportent à chaque fois de nouveaux éclairages sur cette interrogation sans doute trop simple : sommes-nous rationnels, et pouvons-nous comprendre le pourquoi de nos actions ?