Le sacre du cerveau

Scruté, simulé, diabolisé, salué comme un prodige de sophistication…, le cerveau fascine. On le découvre capable de se reconfigurer, se renouveler, se soigner. Il rend obsolète l’antique opposition entre corps et esprit. Il a même permis le retour en grâce de thèmes longtemps boudés par la psychologie scientifique, comme les émotions, la conscience, le sens du beau.

D’un côté : complexe d’Œdipe, refoulement, stade sadique-anal, castration symbolique, pulsion de mort, nom-du-père, mauvais sein, moi-peau… De l’autre : traitement de l’information, vitesse de traitement, modules, mémoire de travail, automatisation des procédures, réseaux sémantiques, connexionnisme… Ailleurs encore : neurogenèse, apoptose, neurones miroirs, cellules gliales, latéralisation hémisphérique, myélinisation, dopamine… S’il fallait une preuve des tiraillements encourus par les psychologues français depuis quelques décennies, cette litanie y suffirait. Dans l’enseignement académique comme dans les représentations du grand public, plusieurs paradigmes s’attirent ou se télescopent en effet. Au final, le cerveau, que l’on aurait pu croire l’apanage des sciences dures, est en passe de rafler la mise du monde des psys.

 

La déferlante des neurosciences

Les sciences cognitives naissent après la Seconde Guerre mondiale, aux États-Unis, d’une effervescence intellectuelle et interdisciplinaire au carrefour de la cybernétique, de l’intelligence artificielle, de la linguistique, de la psychologie. Dans cette perspective, la cognition (le terme supplantant celui de pensée) est considérée comme le produit d’un traitement de l’information, c’est-à-dire une suite de calculs, de manipulations de symboles obéissant à des règles logiques. Le traitement de l’information peut-être assuré indifféremment par un ordinateur ou par un cerveau. Pour l’humain, des modèles décrivent l’articulation de différents types de mémoire, mais aussi comment nos connaissances, notre langage, nos comportements se structurent suivant des schémas, des prototypes, des analogies. La version cognitive de l’inconscient désigne l’ensemble des traitements assurés de manière automatique, implicite, subliminale, en coulisses pourrait-on dire, tandis que notre attention est focalisée ailleurs (par exemple, quand nous conduisons tout en nous concentrant surtout sur la conversation avec notre passager). Bien qu’elle ne soit pas issue d’une approche clinique, au chevet de patients, comme la psychanalyse, la psychologie cognitive inspire par ailleurs un ensemble de thérapies visant à identifier puis modifier les systèmes de croyance inconscients dévalorisant un patient et entravant sa vie quotidienne. Dans les années 1980, une nouvelle vague cognitiviste se veut connexionniste, s’efforçant de simuler par ordinateur le fonctionnement de circuits neuronaux. Car les recherches sur le cerveau virent à la corne d’abondance, grâce à de nouvelles techniques d’imagerie portées par la puissance de l’informatique.

Dans une France alors très freudienne (comme aujourd’hui), la psychologie cognitive ne prend un essor significatif qu’au début des années 1990… tandis que les États-Unis sont passés à l’étape suivante en décrétant une Décade du cerveau. Le champ est ouvert pour une déferlante des neurosciences, proclamant à sons de trompe, mais avec de solides arguments, qu’une révolution est en marche. Le cerveau étant impliqué dans toutes nos pensées, toutes nos émotions, toutes nos perceptions, son activité est observée et interprétée dans les situations les plus diverses. Voilà qu’émergent neuropsychologie, neurothéologie, neuroéconomie, neuromarketing, neuroesthétique, neurosciences sociales, neuroéthique et même neuropsychanalyse (liste non exhaustive). On pouvait craindre un assèchement des débats, et la résurgence d’un localisationnisme très xixe siècle : à chaque fonction de la pensée humaine, une pièce mécanique dans le cerveau. Après la bosse des maths, la circonvolution du langage et le neurone du souvenir de la grand-mère… Tout cela accompagné du risque que nous soyons entièrement déterminés par l’équipement cérébral que mère nature et père génome nous ont octroyé. Certains le pensent, comme Patricia Churchland, qui se définit comme neurophilosophe et entend réduire nos pensées et sentiments à des mécanismes biologiques.