L’action se passe dans une société de presse. Appelons-la Sciences Inhumaines. Il y a quelques années, les deux dirigeants-associés décident de lancer une collection de livres – des recueils d’articles parus dans le magazine. Après une période de longue réflexion, l’affaire est menée tambour battant : conception du programme éditorial, réalisation des sommaires, recrutement d’un responsable d’édition, conception d’une couverture, d’une maquette, l’accord avec un distributeur, l’autorisation des auteurs, etc. Tout fut vite fait, bien fait. Enfin, presque…
Alors que les deux premiers livres étaient terminés, prêts à la livraison chez les libraires, un journaliste de la rédaction demande un rendez-vous aux dirigeants. Il est furieux. Il apprend que certains de ses articles sont publiés dans un livre sans qu’il soit consulté ! Il s’insurgeait contre le procédé, le viol de ses droits élémentaires !
Dans un premier temps, les dirigeants sont surpris, désemparés, désolés. Chacun pensait que l’autre avait prévenu les journalistes. Mais, après tout, ce n’est qu’une erreur, un simple oubli ; on allait réparer la négligence, signer un contrat, etc. Inutile d’en faire une montagne ! « Et puis de toute façon, le copyright appartient bien à l’éditeur. » Parole malheureuse. Le journaliste redouble de colère, campe sur ses positions, menace d’interdire la publication et demande en réparation que des droits lui soient payés comme s’il s’agissait de la publication d’un nouveau texte. Les dirigeants refusent de céder à ce qu’ils considèrent comme un chantage. La situation est bloquée.
Le soir même, l’un des dirigeants ne trouve pas le sommeil. Dans sa tête s’insinuent des idées noires « Cette affaire est stupide : un malentendu ! Pourquoi être accusé de malveillance ? Quel paranoïaque ! Et puis j’en ai assez de cette pression constante. Si ça continue, je plaque tout ! »
Le salarié, lui aussi, est tourmenté : « Cette fois la coupe est pleine. Assez de travailler dans l’ombre de patrons qui s’arrogent tous les droits, décident de tout sans consulter et s’approprient sans vergogne le travail d’autrui. Leur oubli est révélateur. C’en est assez ! »
Cette nuit-là, dans un drôle de rêve, l’un des dirigeants rêvera de foudroyer son collaborateur au rayon laser (« tiens, prends ça ! »).
De la banalité du mal
Question : comment expliquer que des gens a priori intelligents, cultivés, honnêtes, travailleurs, pétris de bonnes intentions en arrivent à se heurter violemment, à se combattre, se détester, se rendre malade et, pour finir, se vomir mutuellement ? Comment expliquer que le collègue, l’associé ou le chef, avec qui l’on a travaillé des années sans problème puisse apparaître tout à coup comme un usurpateur, un pervers, un être fourbe, diabolique, malfaisant et malade qu’il faut éliminer au plus tôt pour le bien de tous ?
Un malheureux constat s’impose d’abord. Dans les organisations surviennent périodiquement des querelles de toute nature : conflits verticaux entre dirigeants et salariés, conflits horizontaux entre salariés ou entre dirigeants. Parfois ils prennent l’allure d’une crise ouverte, parfois ils restent larvés. Aucun type d’organisation n’est épargné : PME, multinationale, syndicats, partis, associations, dans l’industrie comme dans la culture, la science ou les arts… Même les communautés monastiques n’en sont pas exemptes (1). C’est un fait général, aussi banal que brutal.
On aurait tort d’attribuer les conflits à de simples pathologies personnelles. Certes, il existe bien des « personnes à problèmes » – personnalités autoritaires, paranoïaques, borderline, étouffantes – qui suscitent fréquemment des conflits autour d’eux. Gilles est connu pour ses fréquents « coups de gueule » ; il s’est heurté tour à tour à plusieurs de ses collègues. Après chaque dispute, il se calme et vient s’excuser, mais la répétition du scénario a entraîné peu à peu une réaction de défense et de retrait. Et cette mise à l’écart renforce chez lui le sentiment qu’on lui en veut. Toute une panoplie de comportements pathogènes peut aussi susciter les conflits : petits chefs pervers, frustrés, dominateurs, méprisants ; ou, à l’inverse, des dirigeants faibles, instables, tourmentés, incapables de prendre des décisions.
De même, certains modes d’organisation sont plus pathogènes que d’autres : organisations hypercompétitives, petites entreprises où les relations sociales ne sont pas régulées par des normes établies, entreprises en difficulté, hautes sphères des grandes entreprises où règne une compétition féroce pour le pouvoir, etc.