Terrorisme : Pourquoi les bombes humaines ?

On se perd en conjectures sur les raisons de la multiplication des attentats suicide depuis l’attaque meurtrière du 11 septembre 2001. 
Aux États-Unis, une très abondante littérature s’est penchée sur 
le phénomène du terrorisme suicide. S’agit-il d’une guerre de religions ? Quelle en est la cause exacte ? Comment y mettre fin ?

Au soir même de l’attaque du 11 septembre 2001, alors que les ruines des Twin Towers fumaient encore et que le nombre des victimes n’était pas encore connu, le président George W. Bush s’adressa à la nation nord-américaine en ces termes : « Aujourd’hui, c’est notre mode de vie, notre liberté elle-même qui ont été attaqués. » Dix jours plus tard, les drones survolaient déjà l’Afghanistan, et il ajouta : « Al-Qaïda est au terrorisme ce que la mafia est au crime. Cependant son but n’est pas de faire de l’argent, mais de transformer le monde en imposant ses croyances extrémistes à l’humanité tout entière. Ils haïssent les libertés qui sont les nôtres : liberté religieuse, liberté d’expression, liberté de voter, de nous associer comme de nous opposer ».

L’une des conséquences du plus grave attentat jamais commis sur le sol américain a été de répandre l’idée que le radicalisme islamique non seulement menaçait les pays musulmans – ce que l’on savait déjà –, mais la planète entière, et ce pour des raisons profondes d’hostilité religieuse, morale et culturelle. Aussi, lors des représailles déclenchées peu après par les forces occidentales en Afghanistan, puis en Irak, l’opinion s’imposa qu’il s’agissait d’une guerre contre les forces obscures d’un fanatisme religieux rétrograde.

Dix ans plus tard, l’insuccès avéré des objectifs de la coalition occidentale – vaincre le terrorisme en amenant la paix civile et la démocratie au Moyen-Orient – oblige à reconsidérer la nature du conflit. Quelles sont les causes qui amènent des organisations militantes à recourir aux attentats terroristes ? Quels sont leurs objectifs ? Comment choisissent-elles leurs cibles et le théâtre de leurs opérations ?

 

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Une méthode plutôt qu’un statut

Le terrorisme en général est une pratique difficile à cerner par le criminologue ou le politologue. Le terme exprime un point de vue, et le terroriste des uns est souvent le héros des autres. Où finit le milicien qui assassine des villageois, où commence le terroriste ? La définition proposée par l’Onu en 2004 est vague : il désigne « toute action (…) qui a pour intention de causer la mort ou de graves blessures corporelles à des civils ou à des non-combattants, lorsque le but d’un tel acte est, de par sa nature ou son contexte, d’intimider une population, ou de forcer un gouvernement ou une organisation internationale à prendre une quelconque mesure ou à s’en abstenir ». Dans l’usage d’aujourd’hui, il a pris une signification plus précise et plus menaçante : celle du militant ceinturé d’explosifs qui, au prix de sa vie, cherche à faire un maximum de victimes. Plus qu’un statut, le terrorisme d’aujourd’hui est une méthode : celle de l’acte suicide et de la violence indiscriminée.

Bien qu’elle ait des précédents dans l’histoire, la méthode a connu depuis trente ans une inflation considérable, aussi bien en puissance qu’en fréquence. Les spécialistes font souvent remonter le premier acte de ce genre à 1983, avec les attentats au camion bombe contre les personnels américains (248 morts) et français (56 morts) stationnés au Liban. Attribuée au Hezbollah, la méthode fait tache d’huile et est reprise par d’autres acteurs du conflit israélo-palestinien (le Hamas, puis le FPLP), tandis qu’à des milliers de kilomètres de là, au Sri Lanka, les indépendantistes tamouls du LTTE font de la « bombe humaine » leur arme favorite.

À partir de 1995, une organisation salafiste internationale, Al-Qaïda, dirigée par Oussama Ben Laden, commence à se faire connaître de la même façon en Arabie Saoudite, puis en Tanzanie et au Kenya (224 morts, 4 500 blessés) ainsi qu’au Yémen. En 2001, l’attentat des Twin Towers et l’attaque du Pentagone (3 000 morts) font de Ben Laden l’ennemi public n° 1. Pendant ce temps, en Tchétchénie, certains indépendantistes suivent, sporadiquement, l’exemple. Après 2001, à Bali (2002), à Madrid (2004) et à Londres (2005), c’est l’Occident qui est visé, pour son rôle dans l’occupation de l’Afghanistan et de l’Irak : les attentats sont revendiqués par Al-Qaïda, mais exécutés par des groupuscules locaux.

Depuis, c’est en Afghanistan et surtout en Irak que les plus intenses campagnes d’attentats suicides se sont concentrées, atteignant un pic effrayant en 2007 (plus de 300). Ils sont attribués à une poignée de groupes sunnites, baasistes ou salafistes, dont Al-Qaïda. Tandis que, ces dernières années, les pays occidentaux étaient épargnés, le Pakistan, l’Inde, l’Égypte, le Yémen et le Maroc ont connu eux aussi les ravages des bombes humaines.

La violence de la méthode, son caractère menaçant et imprévisible, l’extrémisme suicidaire qu’elle exige ont soulevé de nombreuses questions. Fallait-il incriminer l’islam fanatique ? Est-ce une réponse à des déséquilibres économiques ou à des situations de sous-développement ? L’extrémisme suicidaire est-il le produit d’une mentalité collective ? Celui d’une idéologie minoritaire perverse, ou le reflet d’un désespoir ?

 

Six points de réflexion

Les réponses données à ces questions ont suscité aux États-Unis quantité de travaux et de débats qui sont loin d’être clos. Parmi les thèses les plus remarquées, celle du politologue Robert Pape et de l’économiste James K. Feldman se distingue par son ambition et le nombre de réactions appelées. Publié en 2010, Cutting the Fuse s’appuie sur le criblage statistique des 2 669 attentats suicides recensés dans le monde depuis 1980, en vue de leur trouver une logique. L’idée, déjà énoncée en 2003 (1), est qu’il ne suffit pas d’incriminer le fanatisme religieux ou des idéologies antidémocratiques des mouvements terroristes. Il faut tenir compte des situations de guerre asymétrique dans lesquelles ces actes se développent. Il faut examiner les revendications des militants, les lieux des attaques, ainsi que l’identité de leurs acteurs. Il faut aussi envisager le rythme et l’intensité des campagnes d’attentats, et les confronter au contexte politique. Le résultat de ces analyses se résume en six points :

1) Il est vrai, reconnaissent les auteurs, que les attentats suicides s’adressent à l’opinion des pays à régime démocratique, parce qu’elle est en mesure d’influencer ses dirigeants. Cependant, cela n’implique pas qu’ils visent à détruire ces démocraties, mais seulement à modifier la politique extérieure de ces pays.

2) Dans la grande majorité des cas, ces méthodes extrémistes répondent à des situations – évidentes en Irak et en Afghanistan – d’occupation par une puissance étrangère et ont pour objectif affiché de libérer le territoire de cette présence. Même si Israël, visé par de nombreux attentats, n’est que partiellement une « puissance étrangère », c’est ce que pensent les militants palestiniens, vision partagée par l’opinion arabe. C’est également le cas des indépendantistes tamouls, kurdes ou tchétchènes : même si la souveraineté des États qu’ils attaquent est reconnue, ils la rejettent. Il s’agit pour eux d’une lutte de libération nationale.

, « The strategic logic of suicide terrorism », , vol. XCVII, n° 3, août 2003. , « Design, inference, and the strategic logic of suicide terrorism », , vol. CII, n° 2, mai 2008. , « Kto Kogo? A cross-country study of the origins and targets of terrorism », Princeton University, 2003. , « A supply-side view of suicide terrorism », , vol. LXX, n° 1, janvier 2008. , , Pluto, 2007. , « Agents of death: The structural logic of suicide terrorism and martyrdom », , vol. I, n° 1, mars 2009. , « Who becomes a terrorist today? », , vol. II, n° 5, 2008., « Suicide terrorism », Ami Pedahzur (dir.), , Routledge, 2006.