« La perversion du management ne consiste-t-elle pas à faire volontairement adhérer les salariés à leur propre asservissement ? », écrit la philosophe Michela Marzano, dans Extension du domaine de la manipulation (Grasset, 2008). Cet essai au vitriol contre les pièges du nouveau management reprend une analyse désormais bien rodée. Depuis trente ans, un nouveau mode de management s’appuyant sur les valeurs d’autonomie, d’individualisme et l’épanouissement aurait réussi cet exploit : supprimer la domination hiérarchique au profit d’une domination invisible. Les salariés, en quête d’autonomie, de responsabilité et d’épanouissement, seraient devenus les victimes consentantes d’une « nouvelle servitude ». Le commandement et la hiérarchie seraient devenus inutiles : l’envie de se « réaliser au travail » serait un appât suffisant qui conduirait directement les salariés dans le piège de l’autoasservissement. Une forme de « barbarie douce » (Jean-Pierre Le Goff) d’autant plus efficace qu’elle s’appuie sur le consentement des salariés. Cette thématique se retrouve dans toute une série d’ouvrages parus des années 1990 jusqu’à aujourd’hui (1).
De l’emprise de l’organisation à l’idéologie « managinaire ».
L’un des premiers ouvrages à développer cette thématique est L’Emprise de l’organisation (1979, réédité en 2009). Les auteurs, psychologues et sociologues, y décrivaient un système de pouvoir mis en place dans une grande multinationale rebaptisée « TLTX ». Pour mobiliser ses troupes, TLTX diffusait dans toute l’organisation un catéchisme idéologique reposant sur un credo : les valeurs de l’entreprise incarnée par son projet et une charte qualité. Ce credo était diffusé via de « grands prêtres », qui sont les cadres et consultants, et par l’intermédiaire de journaux, stages et grandes cérémonies d’autocélébration. En bas de l’échelle, les salariés qui adhéreraient à cette idéologie étaient vus comme une masse de fidèles partageant la même foi.